Des chaînes s'entrechoquèrent, produisant des grincements irritants et sinistres. Des vagues d'ombres grognant de façons atroces envahirent tout le lieu, enveloppant la cellule des deux garçons de voiles opaques et étouffants. Kei tremblait, effrayé, mais Miron se raidissait, prêt à l'affront. De minuscules boules de lumière noire apparurent et remplirent l'endroit, émettant des sons aigus qui déchiraient les oreilles, forçant les deux garçons à se boucher les oreilles et à hurler de douleur. Les deux gardiens se matérialisèrent maintenant dans la lumière noire. D'énormes bêtes aux yeux écarlate et sanglants émergèrent aussi de la masse d'ombres, grognant sauvagement et tournèrent autour des deux garçons. Le jeune Johes ouvrit la cellule, un sourire cruel aux lèvres et les yeux luisant d’un plaisir malsain.
"Bonsoir, mesdemoiselles. J'espère que vous avez bien dormi."
Miron lui sourit avec ironie.
"Comme deux orphelins qu'on a mis dans une cellule pour les lâcher dans une bataille mortelle".
Johes émit une sorte de grognement méprisant, tandis que Köel secoua la tête, agacé, puis se concentra, libérant une magie pourpre qu'il répandit tout autour, alors l'eau froide qui coulait inlassablement le long des murs de la cellule se refroidit encore plus pour tourbillonner autour de Miron et l'envelopper dans leurs voiles glaciales.
"Non, arrête !" cria Kei, bouleversé et en colère. "Laissez-le tranquille. Vous vous en êtes déjà pris à lui tout à l’heure, ça suffit maintenant ! C’est trop lâche et mesquin !"
"Tais-toi, petit morveux." répondit Johes profitant du spectacle. "Ton ami, si insolent et arrogant, a besoin d'une autre leçon".
Kei se leva et s'approcha des deux gardiens, tremblant de peur, mais trouvant encore le courage de les affronter, hélas les bêtes l'arrêtèrent facilement.
"Il n'a pas besoin de leçon ! Contrairement à vous, qui devriez prendre des leçons tous les jours même si ce ne serait jamais suffisant ! Vous êtes des monstres, pires que ces grosses bêtes noires que vous asservissez et qui bavent comme des créatures affamées et perdues. Vous, vous n’osez-vous en prendre qu’à ceux que vous pouvez battre… physiquement !"
Terrifié par ce que les gardiens pourraient faire à Kei après ce que ce dernier venait de leur balancer sans réfléchir et qui semblait les avoir mis en rogne, Miron se résolut à se rendre et se laissa totalement dominer par le froid terrible de l'eau.
Il glissa à terre, la tête humblement inclinée vers le sol, montrant par cela une marque de soumission absolue. Les eaux maudites du vieux gardien pénétrèrent sa peau et le firent frissonner comme une feuille morte perdue dans les rafales de vents qui secouaient la forêt noire de Stanys. À ce spectacle des plus pathétique, les deux gardiens eurent un rire gras et dégoûtant, semblant s'amuser comme des fous, et Köel s’accroupit à son tour devant Miron, murmurant d’une voix suave,
"Tu ne peux imaginer à quel point te voir ainsi, si désarmé et vulnérable, me ravit, enfant maudit. Mais ne t’inquiète pas, ce n’est pas encore fini, car nous allons maintenant vous emmener tous les deux à un somptueux festin qui a été préparé juste pour vous. Vous allez manger et boire comme vous ne l'auriez jamais rêvé et autant que vous le souhaiteriez, en préparation d'une chute irrémédiable."
Bien que se sentant indéniablement faible et engourdi par l'eau magique, Miron releva la tête et affronta le regard glacial de son geôlier.
" Je l'espère. Car il me faut toutes mes forces pour vous faire comprendre ce que signifie le génie. "
Koel sentit un muscle se contracter sur sa joue ainsi qu’un envie presque irrésistible de se laisser aller à la torture, tandis que Kei, toujours retenu par les animaux aux yeux luisant écarlates, avalait difficilement sa salive.
" Nous en avons besoin, c'est sûr. Oui, nous en avons besoin."
Johes ordonné aux animaux de se retirer avec une grimace hargneuse. Il se dérida un peu en voyant le visage tourmenté de Kei. Koel quant à lui, se leva et libéra enfin Miron de sa prison d'eau magique, étouffé et presque pétrifié.
"Lève-toi petit merdeux, venez vous placer devant moi, pieds et bras écartés, et laissez-nous vous mettre les chaînes".
Les garçons eurent du mal à exécuter les ordres, aussi Kei dut-il aider Miron à se lever, afin que les deux gardiens du dortoir puissent enchaîner les deux orphelins. Puis les bêtes prirent les bouts du métal noir dans leurs gueules acérées, alors une magie terrible enroula les chaînes métalliques autour de leurs corps énormes et puants, et lorsqu'ils furent parfaitement attachés des deux côtés, les bêtes n'eurent plus qu'à attendre l'ordre de leur maître pour traîner les garçons dans la mer des ténèbres. Lorsqu'elles le reçurent, elles obéirent en déployant le plus de brutalité possible. Les deux garçons, surpris, crièrent de douleur, disparaissant dans la masse de liquide noirâtre.
"Putain ! Mais qu’est-ce que…ça fait mal !" l’un d’eux eut le temps de hurler.
Ils portèrent les deux élus à une vitesse folle jusqu'à l'un des plus hauts étages du monument. Traversant escaliers et couloirs, ils furent bientôt éjectés de la mare d'ombres dans une violente explosion, et atterrirent dans une vaste pièce totalement vide et neutre ayant pour seul accès, une porte imposante en bois noir magnifiquement sculptée, laquelle s'ouvrit lentement à leur arrivée sur un salon privé où les attendait un grand festin, ostensiblement étalé sur une immense table en verre de cristal.
Sur le seuil de la pièce, Johes esquissa d'innombrables révérences dramatiques et vulgaires tandis que Köel leur présenta le buffet d'un geste théâtral en s'exclamant .
"Voilà les enfants. Un festin de roi comme promis, préparé avec soin pour vous deux uniquement."
Assommés par ce transport brutal, Kei et Miron eurent du mal à reprendre leurs esprits et secouèrent la tête pour se ressaisir.
"Quelle ironie. Je crois que je vais vomir", répondit Kei en portant sa main à sa bouche et en soupirant de détresse devant les plats somptueux qui leur étaient offerts.
Miron hocha la tête, encore très secoué.
"Tu n'es pas le seul Kei. Mais il est préférable de manger pour l'instant."
"Écoute ton ami, mon petit pote". Conseilla Johes en poussant le beau garçon blond dans la pièce luxueuse. "Autant manger au lieu de t'affamer, vu ce qui t'attend plus tard. Parce que tu n'auras plus jamais un tel repas de toute ta vie.
"Et c'est l'euphémisme de l'année, c'est le moins qu'on puisse dire." Ajouta Köel sarcastique.
Les deux gardiens éclatèrent de rire. Les bousculant et les malmenant brutalement en retirant leurs chaînes, ils les prirent ensuite par le col de leurs vêtements élimés et les obligèrent à s'asseoir sur les chaises en velours bleu et or devant la table. Miron se débattait pour échapper aux étreintes douloureuses de ses persécuteurs, grimaçant et se tordant comme il le pouvait. Devant sa chaise, le jeune garçon parvint à s'arracher aux mains cruelles du vieux gardien, avant de le regarder avec colère et dédain.
"Ce n'est pas la peine de nous maltraiter comme ça, vieux pervers".
Tremblant de rage, le vieux pervers attrapa violemment les mains de Miron et rapprocha son visage du sien. Un sourire sournois et furieux apparut sur son visage déformé, et son haleine fétide donna la nausée au jeune orphelin.
" Miron, laisse-moi te dire ceci, Johes pourrait t’envier désespérément, et Sirkol te maudire à chaque instant de ton existence, personne ne te détestera jamais autant que moi. De tous les orphelins qui sont passés par ici, tu es le seul qui ait jamais osé être ce que tu es. Rebelle, insolent et intrépide. Mais cela ne t'aurait servi à rien au final, car ta vie va se terminer ce soir et de la pire des manières. Et pendant ta lutte désespérée contre la mort inévitable, je serai le premier à applaudir ton agonie. Et je regarderai ton corps perdre lentement la vie, rongé horriblement de la chair dure à l'os blanc, jusqu'à ce qu'il ne reste rien de toi, sauf un bref souvenir".
Enfin, libérant le jeune magicien, il le ramena sur sa chaise. Johes et Köel observèrent attentivement les deux orphelins assis sur d'énormes chaises devant la lourde table, sublimement recouverte d'une étoffe de velours rouge royal et garnie d'un immense banquet, affichant inconsciemment une image d'innocence et de pureté irrésistibles.
"Quelle image touchante que vous présentez en cet instant mes chers petits".
Les deux petits regardèrent leurs geôliers sans comprendre.
"Deux jeunes garçons si ignorants et qui partagent tout. Un dîner à deux, sous la majesté d'une nuit de pleine lune. Un couple destiné à être ensemble et à tomber ensemble. Peut-être qu'un jour, si je n'ai rien de mieux à faire, je raconterai votre merveilleuse histoire aux enfants qui vous remplaceront."
Surmontant courageusement sa colère et sa peur, Miron savait qu’il lui était impossible de ne pas répondre à ces paroles trop perfides et prétentieuses. Et ils avaient l’audace de lui reprocher sa nature. Il regarda ardemment ses persécuteurs avec des yeux froids.
"Oui, je crois qu'il y a un point sur lequel tu as dit la vérité, Köel. Ce sera une belle histoire. Je vous promets, à toi et à ton immonde larbin ici présent," ajouta-t-il en désignant ce dernier d'un geste dédaigneux du menton, "que vous ne verrez pas mieux à aucun moment. Et comme vous le souhaitez tant, vous ne l'oublierez jamais. "
Les deux gardiens secouèrent lentement la tête en signe de désenchantement et de renoncement, rendant au jeune Miron son regard glacial, puis reculèrent, laissant les masses d'ombres envahir la pièce avant de descendre lentement dans le royaume sombre et liquide qui était le leur et de partir enfin.