Un peu avant midi, mi-juin, je passais la trinque dans un plantier de Carignan, et j'entends vibrer mon téléphone. Un message de Frédéric Fernandez, douze ans après notre dernière rencontre. Il souhaite que je préface son ouvrage. Cela me flatte. Je suis un paysan, bio, et j'ai connu une courte aventure comme romancier. Exprime ta joie et habitue-toi à prendre juste ce dont tu as besoin, pourrez-vous lire quelques pages plus loin. Certaines phrases, certains livres nourrissent à la manière d'un bon repas. Frédéric Fernandez parsème sa prose de mots inusités : compendieuse, épigone, téléologique, épectase, adoniser, cénobite, sororité, mugueter... Les mots choisis ne sont pas dérisoires, écrit-il. J'ai aimé cette phrase, énigmatique, poétique : la peur de savoir qu'il n'était jamais tout à fait à l'abri du bonheur. Et ces emprunts à Spinoza qui nous demande de comprendre plutôt que de juger. Ce que je veux que tu fasses, c'est que tu sortes dans le monde pour profiter de ta vie. Nous vivons une époque vouée à la compétition, à la réussite, où tout doit aller vite. Là, on prend son temps, l'amour n'est pas à consommer puis à jeter dans le caniveau. L'amour importe, la perte de l'être aimé est un fardeau. Un fardeau qui donne aux empreintes de la profondeur. Quand on se retourne, on comprend quel passage a été emprunté. On comprend quelle ouverture choisir pour continuer. S'ouvrir sans rien demander. Dire ses maux avec des mots, pour s'alléger du fardeau.
L'immobilisme génère des regrets, la précipitation des erreurs. Ne faut-il pas dans quelques situations, garder ce compliqué qui chasse l'évidence au naturel ? Le charme ingénieux du compliqué est souvent voluptueux. Le tourbillon particulier de la vie, inaltérable et souverain, usait les chemins aux traces sombres et sinueuses. Voilà quelques phrases, jetées en vrac, qui m'ont touché.
Et puis nous nous sommes retrouvés, douze ans après. La littérature crée des liens. Je connaissais Frédéric parce que je l'avais lu, et j'aimais ses mots. L'écriture est un mystère, comme l'amour. La phrase écrite un jour, sera différente écrite le lendemain ou même quelques heures plus tard. Il y a des jours où il est impossible d'écrire une phrase, ou elles nous apparaissent bancales, inappropriées. La rencontre avec la femme de sa vie est souvent un amalgame de hasards, une concordance des temps. Un sourire d'une seconde change une vie.
Nous ressentons tous les deux la même urgence. Nous avons laissé filer les jours pour tisser un vague regret au reflet argenté. Aurions-nous pu devenir autre chose, là est la question, alors peut être mieux vaut-il ne pas trop s'interroger, mais il y a ce besoin de comprendre. Comprendre, laisser une trace, une balise pour aider ceux qui arrivent derrière. Les livres nous ont aidés, alors nous essayons de poser une petite pierre, que peut-être personne ne remarquera, parce que nos chemins sont peu fréquentés.
Louis Givelet, écrivain paysan Prix du Cabri d'or en 2000, éditorialiste à Le midi libre et au Réveil du midi