Un silence pour toute réponse. Liv retient son souffle, à l'autre bout du fil. Et l'air me manque aussi. De tous les membres de ce clan, de ma famille d'avant, de ma tribu d'adoption, elle est la seule que je pouvais appeler. Elle était ma belle-sœur, fut un temps. La femme de Tristan, le frère aîné d'Harry. Et au-delà de tout ce qu'il s'est passé, Liv est surtout celle qui m'a prise sous son aile. Qui a décidé d'être de mon côté, sans même me connaître, sans jamais me juger. À l'époque, elle a joué, sans que je le lui demande, le rôle de mère, de sœur, d'alliée, de tout ce que je n'ai jamais eu. Elle m'a toujours protégée et soutenue. Autrefois, en tout cas, elle a fait tout ça.
Mais maintenant ?
– Liv... Je sais que j'ai disparu. Que je n'existe plus. Que je suis sortiede vos vies. Que j'ai tout foutu en l'air il y a trois ans. Mais j'ai quelque chose à te dire... Quelque chose que je ne peux plus cacher.
Peu à peu, au bout du fil, j'entends sa respiration reprendre. Hésiter entre soupir lourd et souffle court.
– Je... Tu ne crois pas que c'est à Harry que tu devrais dire ça ? merépond sa voix douce.
– J'ai essayé de l'appeler plusieurs fois. Il y a deux mois. L'année dernière. Et celle d'avant.
– Trois appels en... trois ans ? murmure-t-elle tristement.
– Je sais, c'est ridicule, frémis-je. J'étais bloquée. Terrifiée... Je le suistoujours...
– Il t'a cherchée pendant des mois, Juno. Il a cru que...– Je sais. Je dois être morte pour lui. Je comprends.
Mon cœur essaie de mourir pendant que je prononce ces mots. En tout cas, il me fait mal comme s'il s'arrêtait de vivre. Peut-être juste pour voir ce que ça fait.
– Je suis heureuse de te savoir en vie, chuchote Liv avec un petit souriredans la voix.
– Je suis désolée de t'avoir fait peur, Liv. D'avoir été si lâche. Si tu savais comme je suis désolée... et comme j'ai honte... et comme tu... vous m'avez manqué.
Je ravale un sanglot et tente de trouver les mots :
– Je crois que... Je ne serais pas vivante, si ce n'était pas pour lui...,avoué-je tout bas.
– Pour Harry ?
– Non. Harrison Quinn, je l'ai perdu, je le sais... Mais il y a un autregarçon dans ma vie.
Cette fois, nos deux soupirs de douleur se répondent en écho.
– Je t'écoute, murmure-t-elle. Mais June...– Oui ?
– Seulement si tu me dis tout.
Si tu savais comme ça me brûle les lèvres... Et le cœur.
– Tu as 37 balais, Tri, tu es trop vieux pour faire la tournée des bars avecmoi.
J'observe mon frère qui fait semblant de se vexer en plissant les yeux. Puis Tristan m'ignore et nous commande deux bières. Avec son perfecto et sa gueule d'ange, difficile de lui donner un âge. Je vois bien que les plus belles femmes se retournent sur son passage, marquent un temps d'arrêt quand elles reconnaissent l'ancien chanteur des Key Why ou le producteur de musique le plus respecté du coin. Il a beau être casé, être un mari fidèle et un père de famille dévoué, il fait encore rêver. Chez les frères Quinn, je suis le brisé. Le gamin torturé, qui a été kidnappé, séquestré, puis retrouvé, qui a tenté de recoller les morceaux avec son amour d'enfance et qui s'est encore pété les dents. Ouais, je suis le frère maudit, qui traîne des drames partout avec lui. Tristan, c'est le héros. L'éternel rebelle qui n'a peur de rien et réussit tout, surtout ce qu'on lui interdit. Même ses drames ont de la gueule. Ce mec, c'est à la fois mon frère, mon père, mon meilleur pote – le seul –, mon rival et mon idole.
– Tu as 22 ans, H. Tu as seulement le droit de picoler, pas de jouer lesinsolents avec ton aîné.
Il a pris sa grosse voix pour faire semblant d'avoir de l'autorité sur moi. Puis il se marre dans sa barbe et m'envoie une bourrade sur l'épaule.
– Alors, pourquoi tu m'as donné rendez-vous ici ?
– Besoin de te parler d'un truc, bredouille mon frère avant de siffler sabière.
– Ça a l'air grave..., plaisanté-je.
– Ça l'est, annonce-t-il le plus sérieusement du monde.
Et je vois passer dans ses yeux bleus la vague la plus haute, la plus sombre, la plus violente qui soit. J'ai beau aimer l'océan plus que toute autre chose dans ce monde, je sais reconnaître une tempête quand il faut la fuir. Quelqu'un est mort. Ou pire.
– Crache le morceau, grogné-je en sentant mon cœur s'emballer.
– Harry... Tu dois me promettre de ne pas faire de conneries.– C'est Ju... ?
Ma bouche n'a pas réussi à prononcer son prénom à voix haute. Il est resté coincé. En travers de ma gorge, de mes tripes, comme tout ce qu'elle m'a fait.
– Oui, expire Tristan qui a compris que je parlais d'elle.
– Elle est vivante ? demandé-je sans réfléchir. Putain, Tri, dis-moi qu'elle est vivante.
– Oui..., continue-t-il sans me lâcher du regard.– Et elle est de retour, deviné-je dans un soupir.
Cette fois, mon pouls accélère si fort qu'il perd le rythme. Ça cogne dans ma poitrine, sous mon crâne, contre mes tempes. Mes doigts se serrent autour de la bouteille de bière, j'hésite une seconde à la balancer de toutes mes forces vers le mur le plus proche. Mais mon frère pose sa main sur mon épaule et tente de m'apaiser. À moins qu'il ait encore une autre bombe à lâcher.
– Elle n'est pas seule, H.
– Hein ?
– June. Elle a...
– Quoi ?! Un mec ? Un putain de chien ? Des valises pleines d'emmerdes qui vont encore me retomber sur la gueule ? Elle a trouvé un nouveau moyen de me faire souffrir le martyre alors que je viens juste de me remettre d'elle ?
Je crie trop fort, je m'emporte et le barman me fusille du regard. Il balance son torchon sur le comptoir d'un geste sec, comme s'il me prévenait qu'il pouvait me jeter dehors avec exactement la même facilité.
– Concentre-toi sur moi, me souffle Tristan en saisissant mon visage àdeux mains, comme quand j'étais gamin.
Ses yeux se plissent et la vague revient dans son regard, noire, infatigable, prête à déferler. Je ne peux plus l'arrêter.
– La seule fille que j'aie jamais aimée m'a quitté sans se retourner, il y atrois ans, malgré tout ce qu'on a traversé ensemble. Elle m'a brisé le cœur sans la moindre explication. Qu'est-ce qu'elle pourrait me faire de pire, Tri ? Qu'est-ce qu'elle a qui pourrait me faire encore plus de mal que ça ? – Un enfant, lâche-t-il d'une voix blanche.
– Un... ?
– Ton enfant.
Mon frère tient toujours mes mâchoires entre ses mains serrées. Je sens mes zygomatiques qui poussent contre ses paumes. Mon cerveau qui fume. Mon sang qui bout. Je m'accroche à ses yeux couleur océan, mais je ne comprends rien. Tout me fait mal. Respirer est presque impossible. Réfléchir, impensable.
– Tu as un fils de 2 ans et demi. June a appelé Liv pour lui raconter. Elledit que tu ne décroches pas le téléphone. Et qu'elle ne peut plus garder ce secret. J'aurais peut-être dû la laisser te le révéler elle-même... mais je ne savais pas si tu voudrais la voir. Je sais que c'est beaucoup à encaisser, Harry, je sais que tu n'as que 22 ans, que tu t'attendais à tout sauf à ça, je sais que ce n'est pas la vie que tu te préparais, mais je suis là. Je suis là pour toi, OK ?