Adrian Delcourt ne criait pas. Il n'avait pas besoin. Sa voix, quand elle tombait, coupait plus net qu'un hurlement :
- Est-ce que c'est toi ? Réponds par oui ou par non.
- C'est un montage, dit-elle. On me fait passer pour...
- Oui ou non, Nora.
Elle sentit son cœur donner un coup sec. Ce soir-là, il portait une chemise noire, les manches retroussées, la mâchoire contractée. Beau à en faire mal, mais glacé. L'homme qu'elle aimait et qu'elle ne reconnaissait plus.
- Non, dit-elle. Ce n'est pas moi.
Il éteignit l'écran. La pièce retomba dans un demi-silence, seulement troublé par la pluie qui cognait le verre. Il la regarda comme on regarde un tableau qui a cessé de plaire.
- C'est fini, dit-il. Tu pars ce soir.
Nora eut un rire sans humour, petit bruit cassé.
- Je pars... où ? Sans mes affaires ? Sans explication ?
- Tu pars. Sans scandale. Sans scène.
- On parle de notre mariage, Adrian. Pas d'un voyage que tu rebookes.
Un éclair dévoila un détail absurde : un ruban sur la boîte d'un cadeau non ouvert, posé dans un coin - leur dîner d'anniversaire reporté, encore. Elle sentit une vague de panique monter, un goût de métal sur la langue.
- Regarde la vidéo encore une fois, dit-elle. Regarde bien : l'heure en bas à droite, la flèche d'ascenseur. À l'heure dite, j'étais au gala SaveAurélie avec toi. On a salué la ministre !
- Les timecodes se manipulent. Tout se manipule. Tu sais ça mieux que moi.
- Donc tu préfères croire Internet plutôt que ta femme ?
Il baissa le regard une seconde. Une seconde seulement.
- Je préfère croire ce que je vois. Et je vois un empire en feu.
Il fit un signe. La porte s'ouvrit. Deux agents de sécurité en costume, parfaits, presque invisibles, apparurent comme sortis du mur.
- Monsieur ? demanda le plus grand.
- Conduisez Madame Velasquez à la Villa des Pins. Elle y restera jusqu'à nouvel ordre. Ses accès au siège sont suspendus. Qu'on lui donne ce dont elle a besoin.
- Ça s'appelle de l'exil, murmura Nora. Joli mot pour dire « dehors ».
Elle ne pleura pas. Pourtant tout en elle vibrait. Elle posa l'alliance sur la console, à côté du cadeau jamais ouvert. Un geste calme, presque élégant. C'était leur rituel secret : « on pose, on respire, on repart ». Ironie brute. Elle eut la tentation puérile de la reprendre, puis se ravisa. Pas de scène. Pas de supplication. Elle avait sa fierté, et un instinct qui sifflait : Quelqu'un veut ta peau.
- Une dernière chose, dit-elle. Dis-moi au moins... pourquoi Lina ? Pourquoi elle m'envoie ces messages bizarres depuis des semaines ?
- Ne mets pas ta sœur au milieu, répondit-il d'un ton sec. Tu as assez d'ennuis.
Ma demi-sœur, pensa-t-elle. Et l'orage redoubla.
Le couloir sentait la cire et la pluie. Les portraits d'ancêtres Delcourt la toisaient comme des juges. Sur la descente d'escalier, son reflet tremblait sur le marbre noir. Les muscles de ses jambes étaient de verre ; elle marchait pourtant. Dans l'ascenseur privé, elle sourit à son double, pâle et digne. Tu vas survivre. Tu as survécu à pire. Tu survivras à l'amour.
Dans la voiture, l'agent au volant-Gabin, badge discret-lui offrit une couverture grise. - Il pleut dru, Madame.
- Ce n'est plus « Madame », souffla-t-elle. Appelez-moi Nora.
- Entendu, Nora.
La berline glissa dans Valméra, ville bijou, port hérissé de mâts qui claquaient au vent. Les enseignes brillaient encore, les terrasses bâchaient en hâte. À chaque feu, un passant levait la tête, attiré par l'éclat des phares et la possibilité du scandale. Elle imagina déjà les stories : « vue sur la voiture Delcourt qui file. Nora ride alone. Mood : tempête. » Elle eut un minuscule sourire. L'humour comme pansement.
Son téléphone vibra. MAYA. Sa confidente, sa meilleure amie depuis l'université.
- Dis-moi que c'est un deepfake, lança Maya à peine la communication ouverte. J'ai mis pause sur Rive Gauche pour toi. Et tu sais que je déteste mettre pause.
- C'en est un. Mais ça n'a pas d'importance. Adrian a décidé.
- Décidé quoi ?
- De me « mettre en sécurité » à la Villa des Pins. Traduction : me ranger dans une boîte.
- Tu veux que je te rejoigne ? Je grimpe dans un taxi, je débarque avec des croissants, une batte de baseball, et je...
- Les croissants, oui. La batte, on verra. Et, Maya...
- Oui ?
- Si je te dis que depuis deux semaines, j'ai du retard, tu me juges ?
- Je te bénis et je t'achète tous les tests de la pharmacie. Trois marques différentes, parce que la science, c'est le doute.
Nora serra le téléphone, une chaleur douloureuse qui lui remonta jusqu'à la gorge. - Attends demain. Ne dis rien, d'accord ?
- Promis. Et Nora ?
- Hmm ?
- N'oublie pas : tu n'es pas seule. Même quand tu crois que c'est silencieux, je suis là, en DM ou en pyjama chez toi.
La voiture prit la corniche. Sous eux, la mer cogna les rochers comme un cœur en colère. Valméra devenait une carte postale déchirée.
La Villa des Pins se découpa dans l'averse : murs blancs, volets anthracite, une allée de pierres claires. Une maison de « repli » qu'Adrian gardait pour les crises. Elle en connaissait chaque pièce, chaque odeur, chaque ton de bois. Elle y avait ri un été entier, refait le monde, et appris qu'on peut aimer un homme traumatisé par sa famille comme on aime la mer-en sachant qu'elle peut t'engloutir.
Gabin lui ouvrit.
- Il y a du thé, du linge, de quoi tenir. Vous appelez si besoin. - Merci, dit-elle. Dormez un peu. Faites semblant.
Elle passa la porte et sentit la chaleur la mordre. Chez elle, mais pas vraiment. Tout ici portait la marque d'Adrian : efficacité, beauté, absence de fioritures. Nora défit ses cheveux, retira ses escarpins, marcha pieds nus jusqu'au salon. Sur la table basse, une télécommande, un vase avec des pivoines fanées-oubliées depuis leur dernier week-end. Elle eut envie de les changer. Ne t'occupe pas des fleurs quand ta vie brûle, se dit-elle, puis elle haussa les épaules. Changer les fleurs est parfois la seule guerre qu'on gagne.
Son téléphone vibra encore. Numéro masqué. Elle hésita, décrocha. - Nora ? fit une voix basse, feutrée, presque un sourire.
- Qui est-ce ?
- Une amie. Fais attention à Lina. Elle n'est pas ce que tu crois. - Qui êtes-vous ?
- Disons... Ariadne. Suis le fil, ou tu te perdras.
La ligne coupa, ne laissa qu'un souffle vide. Nora regarda l'écran : rien à tracer. Elle eut un frisson. Je ne suis pas folle, pensa-t-elle. Quelqu'un joue. Elle se raisonna : dormir, boire, respirer. Elle mit l'eau à chauffer, laissa la bouilloire siffler. La pluie avait cette odeur métallique des nuits où la ville se confesse.
Devant le miroir de la chambre, elle observa son ventre. Rien à voir. Pourtant son corps lui parlait-fatigue bizarre, vertiges légers, une faim qui allait et venait. Elle posa la main à plat, question silencieuse. Un mélange de terreur et d'espoir la traversa, si vif qu'elle dut s'asseoir.
Sur la table de nuit, un carnet en cuir. Elle l'ouvrit. La page de gauche contenait des to-do lists : gala hôpital, signature partenariat Valencia, appeler Abuela. La page de droite était vide. Nora prit un stylo. Écrivit :
Règle en retard. Ne pas paniquer. Protéger ce qui compte. Sortir de ce piège.
Elle ajouta, impulsive : Adrian n'est pas un monstre. Il a peur. De quoi ?
On sonna. Elle sursauta, le cœur au plafond. Gabin n'aurait pas sonné. Elle jeta un peignoir sur sa robe et descendit. À travers le judas, deux silhouettes sous parapluie. Elle ouvrit : Maya entra en rafale, cheveux trempés, sac à provisions brandi comme un trophée.
- Croissants, chocolat, et... désolée, pas de batte. J'ai pris des tulipes.
- Des tulipes ?
- Oui, pour remplacer ces pauvres pivoines. On ne peut pas pleurer dans une maison où les fleurs meurent. Ça fait double peine.
Nora éclata d'un rire qui lui brûla la gorge. Elle serra son amie si fort que Maya grimaça. - Doucement, ma côte gauche est en négociation avec mon soutien-gorge.
Elles s'installèrent dans la cuisine. Maya lança :
- J'ai mis mon téléphone en mode avion. Je veux bien prendre le monde à coups de claque, mais pas ce soir.
- Merci, dit Nora.
- Il t'a parlé, lui ?
- Il m'a fait escorter. C'est son style : soft power.
- Soft comme du papier de verre.
Elles mangèrent en silence un moment. Le sucre avait le goût d'un souvenir d'enfance. - Et Lina ? demanda Maya, enfin.
- Elle flotte partout. Comme un parfum qui traîne. Je ne sais plus si je la connais.
- Les demi-sœurs, c'est comme le chocolat noir : ça peut être divin, ça peut être traître. - Merci pour la métaphore culinaire. Ça détend.
Nora raconta l'appel d'Ariadne, la voix, l'avertissement. Maya haussa un sourcil :
- Ariadne, le fil, le labyrinthe. J'ai vu la même pièce deux fois, j'ai les références. Ça sent la
personne qui sait des choses. On garde ce nom. On le tague dans nos têtes.
- Tu penses que je deviens parano ?
- Oui. Et ? Parfois, c'est de l'hygiène mentale. Ça t'empêche de te jeter d'un pont en faisant confiance à la mauvaise main.
La fatigue tomba d'un coup, lourde. Nora bâilla.
- Reste dormir ?
- Bien sûr. Je me mets dans la chambre d'amis, je ferme tout, je dors comme un chat. Crie si tu vois un minotaure.
Nora monta se doucher. L'eau chaude dénoua un peu les nœuds, mais n'emporta pas l'odeur d'Adrian dans sa mémoire. Elle se rappela la première fois où il lui avait pris la main, leur mariage digne d'un magazine, ses promesses trop lisses, la nuit où il avait, pour la première fois, laissé tomber sa garde. Elle se rappela aussi ses silences, ses retraits, cette loyauté malade envers des fantômes.
En robe simple et pull large, elle se glissa dans le lit. Une vibration légère illumina la chambre. Notification. Elle hésita, ouvrit. Valméra Buzz : « Breaking : la vidéo qui accuse Nora Velasquez aurait été captée à l'hôtel Miramar, hier 23h12. Le Delcourt Group n'a pas commenté. #DelcourtDrama »
Puis une autre notification, interne celle-ci : Accès siège suspendu – badge désactivé. Elle inspira lentement. Loin, dans la chambre d'amis, Maya ronflait déjà. C'était rassurant comme une radio allumée.
Nora éteignit l'écran. La pluie apaisa sa musique. Ses derniers mots avant de sombrer furent une prière sans religion : S'il y a une vérité, montre-la. Et que je tienne jusqu'au matin.
Le matin arriva avec un ciel lavé, presque insolent. Les pins gouttaient, la mer avait baissé le volume. Nora descendit pieds nus, fit du café. Maya apparut, t-shirt XXL : « We don't do average ».
- Café fort, cœur solide, dit-elle. Plan de bataille : on reste low profile, on trouve un avocat, on
sécurise les preuves, on...
- On commence par respirer, coupa Nora avec un sourire. Laisse-moi une heure sans guerre. Juste une heure.
Elle s'assit sur la terrasse couverte, tasse chaude entre les mains. Les choses simples tenaient encore : la vapeur qui monte, le goût amer, la peau qui frissonne quand un courant d'air passe. Elle posa la tasse, ferma les yeux. Une pensée tomba, claire comme un galet : Si je suis enceinte, rien n'est fini. Tout commence. Et tout de suite après : Si je ne le suis pas, je n'ai plus rien. Sauf moi.
Maya revint avec une assiette de tartines.
- Tu as vu ? fit-elle en tendant son téléphone. - Quoi ?
- Les notifications. Ça bouge vite. Très vite.
Nora prit le téléphone de son amie. La page était ouverte sur Le Journal d'Aurélie, flux en direct. Un bandeau rouge défilait. Elle lut, lentement, chaque mot planté comme un clou. Le monde mit une seconde à comprendre. Une seconde de trop.
« OFFICIEL - ADRIAN DELCOURT ANNONCE SES FIANÇAILLES AVEC LINA VELASQUEZ. CONFÉRENCE DE PRESSE À 10H, SIÈGE DELCOURT, VALMÉRA. »
La tasse trembla dans sa main. Une envie de rire-un rire mauvais, nerveux-lui monta aux lèvres. Fiançailles ? Elle sentit son ventre se contracter, ses doigts devenir froids. Maya posa sa paume sur la sienne, ancre humble.
- Respire, dit-elle. On ne va pas mourir aujourd'hui.
Nora releva le menton. Un calme sec lui envahit la poitrine, presque douloureux.
- D'accord, dit-elle. Alors on va les laisser parler. Et nous, on va chercher la vérité. Jusqu'au bout.
Elle posa la tasse, se leva. Dans le reflet de la baie vitrée, elle se vit elle-même : fatiguée, oui, mais debout. Une femme qu'on n'efface pas d'un simple communiqué.
Au même instant, sur l'écran allumé en sourdine derrière elles, le direct démarra. Adrian entra dans le cadre, costume parfait, regard dur. À son bras, Lina souriait comme on sourit sur une affiche de parfum. Leur image se stabilisa. Et juste avant que le son monte, on vit les lèvres d'Adrian former un mot que Nora connaissait par cœur. Un mot qu'il n'avait plus prononcé depuis des semaines.
« Pardon. »