La voix d'Alejandro résonna dans l'escalier, autoritaire. Elle prit une profonde
inspiration, fixant son reflet. Trente-cinq ans, des yeux noirs trop grands pour un visage
pâle, des mains qui tremblaient légèrement. Des mains d'artiste, lui disait-on autrefois.
Des mains qui n'avaient plus touché une toile depuis des mois.
La demeure des Mendoza, un palais du XVIIIe siècle restauré avec un goût
ostentatoire, bourdonnait déjà de rires et de cliquetis de verres. Camila descendit
l'escalier en marbre, s'efforçant de sourire. Alejandro l'attendait en bas, imposant dans
son costume sombre, son regard balayant la foule comme un prince inspectant ses
sujets.
« Enfin, murmura-t-il en lui prenant le bras avec une fermeté qui la fit tressaillir. Souris,
chérie. Tu représentes mon image. »
Il l'entraîna vers un groupe d'hommes d'affaires. Camila reconnut le maire, un banquier
influent, des promoteurs immobiliers. Des requins en costume. Elle serra des mains,
échangea des bises, répondit par monosyllabes aux questions polies. Son regard erra
vers les grandes baies vitrées donnant sur le jardin. La lune se reflétait dans la piscine,
dessinant un chemin de lumière sur l'eau. Un chemin vers où ?
« ... et Camila peint, vous savez, » entendit-elle soudain.
Elle sursauta. Alejandro parlait d'elle, un sourire condescendant aux lèvres.
« Oh, des petits paysages, des fleurs, » ajouta-t-il en haussant les épaules comme s'il
évoquait un passe-temps d'enfant. « C'est mignon. »
Un feu brûlant lui monta aux joues. Mignon ? Ses toiles, qu'il avait autrefois qualifiées
de "talent brut", réduites à des babioles ? Elle ouvrit la bouche, une réplique rare sur les
lèvres, mais Alejandro lui serra le bras plus fort, un avertissement muet.
« Excusez-nous, » dit-il avec un rire forcé. Il l'entraîna vers la terrasse, loin des oreilles
indiscrètes.
« Qu'est-ce qui t'a pris ? » siffla-t-il, le sourire disparu, remplacé par une froideur qui la
glaça. « Tu veux passer pour une prétentieuse ? Personne ne s'intéresse à tes
gribouillis. »
« Ce ne sont pas des gribouillis, » murmura-t-elle, baissant les yeux sur les pavés
anciens.
Il lui souleva le menton d'un doigt dur. « Regarde-moi quand je te parle. Tu es ma
femme. Ta seule œuvre d'art, c'est cette maison, notre image. Compris ? »
Elle hocha la tête, les larmes aux yeux. Il avait toujours su la réduire à rien. Dix ans
plus tôt, il l'avait ensorcelée. Elle, étudiante timide en histoire de l'art, lui, jeune
entrepreneur ambitieux aux dents longues. Il l'avait couverte de cadeaux, de
promesses, l'avait isolée de ses amis, de sa famille. « Tu n'as besoin que de moi, ma
chérie. Je te protégerai. » Et elle avait cru. Elle avait cru à l'amour.
Un souvenir la frappa soudain, vif comme une lame : leur première rencontre, dans une
galerie. Il avait admiré une de ses esquisses, lui avait offert un verre. « Tu as un don,
Camila. Un vrai. » Le mensonge fondateur.
« Camila ? »
Elle tressaillit. Alejandro la regardait, un pli mécontent au front.
« Tu m'écoutes ? Je t'ai dit que nous partons pour Bogotá demain matin. Deux
semaines. Des négociations importantes. »
Son cœur se serra. Bogotá. Loin de Séville, de son jardin, de la minuscule pièce du
dernier étage où elle cachait ses pinceaux.
« Je... je vais préparer mes affaires, » dit-elle faiblement.
« Bien. Et laisse tes pinceaux ici. Ce n'est pas un voyage de touriste. »
Il se pencha, son souffle chaud sur son oreille. « Tu n'as pas besoin de distractions. Tu
as besoin de te concentrer sur ton rôle. »
Il tourna les talons et retourna vers ses invités, la laissant seule sur la terrasse, baignée
par la lumière cruelle des projecteurs. Le parfum des orangers lui donna soudain la
nausée.
Camila sentit son cœur se glacer. Sans ses pinceaux, comment survivre à deux
semaines enfermée avec lui ?