Le salon semblait un décor de théâtre abandonné. Les meubles drapés de housses blanches ressemblaient à des fantômes apathiques. Mais au centre, trônait l'unique survivant de ce naufrage : le piano à queue Steinway de ma mère. Sa laque noire, éraflée par le temps, brillait faiblement dans la pénombre. J'approchai, traçant un sillon dans la poussière. Mes doigts effleurèrent les touches ivoire. Un la désaccordé vibra, lugubre. C'est là que je l'avais vue pour la dernière fois, penchée sur un prélude de Chopin, son cancer rongeant ses forces mais pas sa grâce.
« Pourquoi ici, maman ? » ma voix se brisa dans le silence. Lyon grelottait dehors, mais ces murs renfermaient un froid plus profond. Celui des non-dits.
Je commençai le rituel du nettoyage. Chiffon en microfibre, cire d'abeille, huile de lin pour le bois. « Un piano est une âme, Anaïs. Il faut l'écouter, le chérir. » Ses leçons résonnaient encore. En dévissant la plaque supérieure, une bouffée d'air vieux de vingt ans me cueillit – notes de papier, cuir moisi, et cette pointe d'amande amère qui collait toujours à elle. Je plongeai la main dans le mécanisme, époussetant les marteaux. C'est alors que je la sentis.
Une enveloppe.
Glissée entre deux cordes de cuivre, jaunie, froissée comme une feuille d'automne. Mon nom y était tracé à l'encre violette délavée, d'une écriture tremblée que je reconnus aussitôt : « Pour Anaïs. Ne l'ouvre que si le silence devient trop lourd. »
Le cœur battant à coups sourds, je m'assis sur le tabouret défoncé. La cire craquait sous mes doigts. À l'intérieur, une feuille de papier à lettres orné de muguet – le préféré de maman. Les premiers mots me transpercèrent :
Ma chérie,
Si tu lis ces mots, je ne suis plus là pour te protéger de la vérité. Pardonne-moi. Pardonne-moi d'avoir enfoui ce secret comme on enterre un poison. Mais certains mensonges sont des boucliers. Ton père n'est pas celui que tu crois. Robert t'aime, c'est incontestable, mais il n'est pas ton sang.
Ton vrai père s'appelait Laurent. Nous nous sommes aimés en secret, loin des regards de la famille, loin du joug des Desmarais. Il était... tout ce que Robert n'était pas. Fougueux. Passionné. Interdit. Notre histoire a failli tout détruire, et elle a fini par le détruire, lui. Je ne peux en dire plus ici. Sache seulement qu'il est mort à cause de moi. À cause de toi. À cause de ce que nous représentions : une menace pour leur empire. Si tu cherches, sois prudente. Certaines ombres n'ont jamais quitté cette maison. Ne fais confiance à personne. Pas même à ta famille.
Je t'aime au-delà des silences.
Maman.
La lettre tremblait dans mes mains. Dehors, un éclair déchira le ciel, illuminant la pièce d'une lueur spectrale. « Ton père n'est pas celui que tu crois. » Les mots dansaient devant mes yeux, flous. Laurent. Un inconnu. Un fantôme. Mon ventre se tordit. Robert... ce père doux et discret qui m'avait appris à monter à vélo, qui séchait mes larmes d'enfant... un mensonge vivant ?
Je me levai, chancelante, et me dirigeai vers la fenêtre. La pluie ruisselait sur les carreaux comme des larmes. Soudain, un mouvement dans le jardin me glaça. Une silhouette encapuchonnée, immobile près des rosiers d'Élise. Elle leva lentement la tête. Je ne distinguai pas son visage, seulement une main qui se tendit vers moi... avant de disparaître dans la nuit.
Un grattement sec fit sursauter. Derrière moi, le couvercle du piano venait de se refermer brutalement, comme poussé par une bourrasque invisible.
Dans la maison silencieuse, le dernier accord de Chopin résonnait encore, fantomatique. Je restai figée, le dos plaqué contre le mur froid. La silhouette avait disparu, mais son ombre pesait sur moi. Combien de temps passai-je ainsi, à guetter chaque craquement de la vieille demeure ? La pluie cessa enfin à l'aube. Mes doigts engourdis lâchèrent la lettre d'Élise. Une décision cristallisa mon effroi : le grenier. Là où maman rangeait ses "trésors fragiles". Si la vérité était enterrée quelque part, ce serait dans ces malles capitonnées de lavande...