Ce carnet était son sanctuaire, un endroit où elle pouvait déposer ses pensées, ses rêves, et ces poèmes qui lui venaient parfois comme un souffle venu d'ailleurs. Les pages usées étaient pleines de ratures, de mots griffonnés à la hâte, mais pour elle, chacune d'entre elles avait une signification particulière. Avec un sourire à peine perceptible, elle s'assit près de la fenêtre, le crayon en main.
"Une autre journée ordinaire," murmura-t-elle pour elle-même, ses mots se perdant dans le bourdonnement lointain des vagues.
Elle resta ainsi un moment, perdue dans ses pensées. Sa maison était modeste, perchée sur une petite colline qui surplombait la mer. Les murs blanchis à la chaux semblaient absorber chaque rayon de lumière, et l'odeur du café flottait depuis la cuisine où sa mère s'affairait déjà.
"Aurora, tu comptes descendre aujourd'hui ou pas ?" appela Louise, sa voix légèrement agacée.
"J'arrive, maman !" répondit-elle, un soupir dans la voix.
Elle ferma doucement le carnet et le posa sur le rebord de la fenêtre, laissant sa dernière pensée inachevée. La routine l'appelait.
Dans la cuisine, Louise s'activait autour d'un vieux poêle, préparant le petit déjeuner avec une efficacité presque mécanique. Elle portait ce regard pragmatique qui semblait dire à Aurora qu'il était temps de cesser de rêvasser.
"Tu devrais vraiment penser à chercher un vrai travail, ma chérie," dit Louise, sans même lever les yeux de la poêle.
"Je travaille," répondit Aurora en s'asseyant à la table.
"Écrire n'est pas un travail, c'est un hobby," rétorqua sa mère, déposant une assiette d'œufs devant elle. "Un jour, tu comprendras qu'il faut de la stabilité dans la vie. Des choses concrètes, pas des rêves."
Aurora n'avait pas la force de discuter. Elle savait que sa mère ne comprenait pas ce que l'écriture signifiait pour elle. Mais c'était plus qu'un simple passe-temps. C'était une manière de respirer, de donner un sens à des émotions qu'elle n'arrivait pas toujours à expliquer.
Après le petit-déjeuner, elle attrapa son sac et sortit, se dirigeant vers la petite librairie de Madame Armand. Cette boutique, nichée entre deux ruelles pavées, était son refuge. Les étagères débordaient de livres anciens, et l'odeur du papier vieilli flottait dans l'air.
"Ah, Aurora, toujours avec ton carnet, hein ?" s'exclama Madame Armand en la voyant entrer.
Aurora esquissa un sourire. "Je ne m'en sépare jamais."
"Et tu devrais penser à partager ce que tu écris," poursuivit la libraire, ajustant ses lunettes. "Les gens d'ici pourraient apprécier un peu de poésie, tu sais."
Aurora haussa les épaules. "Je ne pense pas que mes mots aient ce genre d'impact."
"Tu serais surprise," répondit Madame Armand, avec ce regard perçant qui semblait lire bien au-delà des apparences.
Aurora passa un moment à feuilleter les rayons, laissant ses doigts effleurer les reliures usées. Les livres avaient toujours été ses compagnons, des portails vers des mondes qu'elle ne pouvait qu'imaginer.
En sortant de la librairie, un vent soudain se leva, emportant avec lui une feuille de son carnet qu'elle avait oubliée d'y ranger correctement.
"Non ! Attends !" cria-t-elle en courant après la feuille, mais le vent semblait la narguer, la poussant toujours plus loin, vers les falaises qui surplombaient la mer.
Aurora s'arrêta, le souffle court, regardant impuissante la feuille disparaître à l'horizon. C'était un de ses poèmes, l'un des plus intimes, et l'idée qu'il puisse être perdu ou trouvé par un inconnu la rendait nerveuse.
Elle resta là un moment, le vent jouant avec ses cheveux, avant de faire demi-tour, le cœur lourd.
Le soir venu, alors que la tempête s'annonçait, Aurora se tenait près de sa fenêtre, observant les nuages noirs qui s'amoncelaient. Le tonnerre grondait au loin, et les premières gouttes de pluie frappaient les vitres. Elle avait toujours aimé les orages, leur manière de balayer tout sur leur passage, comme pour offrir une sorte de renouveau.
Mais ce soir-là, une étrange inquiétude l'habitait. Comme si cette tempête n'apportait pas seulement de la pluie, mais aussi quelque chose de plus profond, de plus changeant.
Dans un autre coin de la ville, un étranger arrivait, une feuille froissée dans la main, ses yeux sombres fixant les mots qu'il venait de lire.
Le ciel plombé par les restes de la tempête déversait encore une pluie fine sur les rues pavées de Saint-Clément. La ville semblait retenait son souffle, les habitants cloîtrés chez eux ou dispersés dans les rares commerces ouverts. Un taxi noir, détonnant dans ce décor paisible, s'arrêta devant l'hôtel Saint-Céleste, un établissement sobre mais charmant, au cœur de la place principale.
Elias Vaillant descendit lentement, tirant une valise en cuir noir derrière lui. Grand, élégant, avec une allure légèrement austère, il portait un long manteau noir qui soulignait son allure mystérieuse. Ses yeux sombres analysaient chaque détail, des façades blanchies aux volets turquoise, comme s'il cherchait à décoder l'âme de cette petite ville.
Clara Dumont, propriétaire de l'hôtel, se tenait déjà sur le pas de la porte, une tasse de café à la main et un sourire parfaitement calculé sur le visage.
"Bienvenue à Saint-Clément, Monsieur," dit-elle d'une voix veloutée, s'avançant pour accueillir le nouvel arrivant.
Elias hocha la tête en guise de salut, sans sourire. "Merci. Vous êtes Madame Dumont ?"
"Clara, je vous en prie. Laissez-moi vous aider." Elle tendit la main vers la valise, mais Elias la retira d'un geste poli mais ferme.
"Je m'en occupe, merci."
Il entra dans le hall de l'hôtel, un espace chaleureux où des fauteuils en velours rouge côtoyaient une cheminée éteinte et des étagères remplies de livres décoratifs. Clara le suivit, visiblement curieuse.
"Vous êtes ici pour affaires, je suppose ?" demanda-t-elle, essayant de dissimuler son intérêt derrière une façade professionnelle.
"Oui," répondit-il, laconique.
Elle ne se laissa pas décourager par son ton. "Et que faites-vous exactement, si ce n'est pas indiscret ?"
Elias posa sa valise près de l'escalier avant de se tourner vers elle. "Je suis éditeur."
"Un éditeur ?" Clara haussa les sourcils, son intérêt soudain doublé. "Vous cherchez des auteurs ? Nous avons beaucoup de talents cachés ici, dans cette petite ville."
Elias esquissa un sourire léger mais distant, presque imperceptible. "C'est ce que j'espère."
Clara lui tendit une clé, glissant ses doigts contre les siens un peu plus longtemps qu'il n'était nécessaire. "Chambre 12, à l'étage. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas."
"Merci," répondit-il simplement, avant de monter l'escalier, la valise toujours en main.
Dans la pénombre de la chambre, Elias s'installa à un bureau en bois massif, près d'une fenêtre qui donnait sur la place. Il sortit une feuille de papier froissée de la poche intérieure de son manteau. Ses yeux parcoururent les mots griffonnés avec une précision presque obsessionnelle. Le poème, trouvé par hasard près des falaises alors qu'il explorait les environs, l'avait intrigué dès la première lecture.
Il murmura les derniers vers, presque pour lui-même :
*"Là où l'ombre rencontre la lumière,
Là où les vagues murmurent l'éternité,
Le destin danse sur un fil invisible."*