Dans le salon de la maison familiale, l'atmosphère était pesante. Comme toujours. Alexandre Dorne, le patriarche, l'homme qu'elle n'avait jamais vraiment connu, avait l'air d'un lion dans une cage en cristal. Toujours immobile, toujours implacable. Elle le connaissait par ses gestes, ses ordres, ses règles tacites. Mais, comme à chaque fois qu'il apparaissait, l'émotion de son retour se diluait dans un océan de froideur calculée.
Il s'était levé en l'apercevant. Un léger sourire avait effleuré ses lèvres, mais rien dans son regard ne trahissait l'affection. Pas plus qu'un éclat quelconque de bienveillance. Seulement ce regard acéré, comme une lame bien affûtée.
« Élisa, tu es enfin revenue », avait-il dit d'une voix calme, presque neutre, comme si c'était une formalité. Puis, il avait ajouté : « Il est temps que tu prennes ta place. »
Elle avait réprimé un frisson. Il n'y avait jamais eu de question sur sa place. L'empire Dorne l'avait toujours attendue, comme un acte accompli. Elle n'était qu'une pièce dans un grand échiquier, et son retour n'avait rien de personnel. Tout était une question de devoir, de survie. La succession des Dorne ne se décidait pas sur des choix sentimentaux, mais sur des faits et des stratégies. Et sa place, elle la connaissait bien. Dans un coin à l'ombre de son père, où personne ne posait de questions.
« Je suis fatiguée », avait-elle répondu, feignant de ne pas comprendre. Mais elle savait que la fatigue n'était pas une excuse. Jamais. Il attendait d'elle un engagement immédiat. Elle le savait, et il le savait aussi. Elle s'était préparée à cela. Pourtant, quelque chose dans son ton avait glissé, comme un message non voulu.
Alexandre l'avait fixée un moment, son regard perçant scrutant chaque micro-détail de son visage. Puis il avait soupiré, comme s'il venait de prendre une décision. « Ton rôle n'a pas changé, Élisa. Tu as à faire partie de cette famille et à assumer ce que ton nom représente. Tu n'as pas de temps pour les distractions. »
Elle aurait aimé répliquer, lui dire que, peut-être, justement, elle avait besoin de distractions. Mais elle s'était tue. Elle savait qu'aucune parole n'aurait d'importance, qu'aucune rébellion ne trouverait son écho ici.
Le moment était solennel. Ce n'était pas un dîner de famille où les enfants s'asseyaient autour de la table pour discuter de leurs vies. Non. Ce soir, il était question d'affaires. De l'avenir. De l'empire. Alexandre lui avait parlé d'un dîner, un dîner qui se préparait, où elle devrait briller, se montrer digne de son nom, et faire face à des associés d'importance. Ces hommes-là, elle les connaissait, mais de loin. Tous des requins, tous des prédateurs qui avaient survécu grâce à leur habileté à manipuler les autres, à effacer les traces de leurs pas.
Elle avait hoché la tête, et dans le silence qui suivit, une photo sur la table basse attira son attention. Une photo récente de Nathan, son frère adoptif, un jeune homme toujours impeccable dans sa posture, entouré de mannequins aux yeux lourds de désir. Il portait un sourire charmant, mais un sourire d'homme qui ne se laissait jamais capturer par les caméras. Ses yeux, cachés derrière des lunettes de soleil noires, lui donnaient l'impression d'une autre personne, d'un autre monde.
« Tu vois ce que je veux dire, n'est-ce pas ? » demanda Alexandre, brisant le silence. « Nathan, il faut que tu comprennes qu'il est loin de la famille. Il est trop... il est trop occupé à courir après son image, à être ce qu'il n'est pas. Ce qu'il ne sera jamais. »
Élisa, de manière presque imperceptible, serra les poings. Nathan. Elle le connaissait. Mieux que quiconque. Ou, du moins, elle croyait le connaître. L'homme derrière le mannequin, celui qui vivait dans l'ombre de son propre nom, celui qu'elle avait toujours voulu comprendre mais qui restait comme un miroir brisé qu'elle n'arrivait jamais à reconstruire. Nathan. Il était son refuge, son complice silencieux dans ce monde de manipulation et de faux-semblants. Mais aujourd'hui, il était absent. Il était ailleurs. Elle le sentait.
« Je ne sais pas où il est, » avait-elle lâché, sans même y réfléchir. « Je n'ai pas eu de nouvelles depuis longtemps. »
Alexandre l'avait observée, mais son visage était resté figé, fermé. « Ce n'est pas surprenant, » avait-il dit froidement. « Il a ses propres intérêts, et ils ne sont pas les nôtres. »
Elle avait regardé la photo encore un moment, avant de la reposer. Nathan n'était plus un enfant perdu, un frère qu'elle pouvait protéger. Non, il était devenu une autre version de son père. Peut-être pire encore. Cette distance qu'il avait mise entre eux, cette indifférence... cela la perturbait. Mais tout cela, ce n'était rien comparé à ce qui allait arriver.
Le dîner approchait. Alexandre lui donna quelques instructions, des mots polis mais autoritaires. Elle aurait à poser des questions sur des investissements, à discuter d'expansion, à convaincre des hommes déjà convaincus. Ce n'était pas pour elle, cela. Elle n'était pas là pour la politique. Mais elle le savait : dans cette famille, ce n'était pas le choix qui comptait. Ce qui comptait, c'était le contrôle, l'image, la place. Un dîner n'était jamais qu'un dîner dans l'empire Dorne. C'était un test. Un piège. Un piège où les rêves se brisaient dans le silence de la perfection.
Une fois seule, Élisa s'assit dans un canapé en cuir noir. Les bruits de la maison semblaient lointains, étouffés. Elle avait envie de tout envoyer balader. De tout brûler. Mais elle savait que la liberté ne viendrait jamais d'elle. Elle n'avait jamais eu cette chance. Pas ici.
Le dîner débuta dans l'opulence qu'on attendait d'eux. Élisa avait revêtu sa robe noire, impeccable, simple mais raffinée. Pas d'extravagance. Pas d'excentricité. Seulement un masque parfait, une expression de froideur calculée. Elle s'installa à la table, devant les hommes qui la dévoraient des yeux, mais qu'elle savait parfaitement manipuler. Elle connaissait leur jeu. Elle le maîtrisait. Mais Nathan n'était pas là pour l'aider. Et quelque part, quelque chose au fond d'elle commençait à se fissurer.
« Bienvenue, Élisa, » avait dit un des associés d'Alexandre, un homme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux dégarnis et aux lunettes fines, sourire hypocrite sur les lèvres. « C'est toujours un plaisir de voir l'héritière en personne. »
Elle lui répondit d'un sourire glacé. Les mains posées sur la table, les paumes ouvertes comme pour mieux enchaîner les mots. Elle savait que ce dîner n'était qu'un jeu, un jeu où il fallait faire tomber les masques. Mais Nathan n'était pas là. Et quelque part, dans cette salle luxueuse, elle sentait un vide.
Le dîner se poursuivit, long et pesant, comme une attente. Une attente qu'elle ne pouvait plus supporter. Les hommes parlaient affaires. Échanges de chiffres, de projets, d'ambitions. Mais rien ne l'intéressait. Tout cela était un écho sans vie. Jusqu'à ce qu'une voix familière se fasse entendre.
« Élisa, je ne savais pas que tu t'intéressais à ces détails financiers », avait dit Alexandre, sa voix autoritaire brisant le silence.
Elle le regarda, sans réagir. Il avait raison. Tout cela ne l'intéressait pas. Pas tant qu'il n'y avait pas Nathan.