Quelqu'un m'a dit que cette fille dans le miroir s'appelle, Ella Saintonge ! Mais qui est-elle ? Qui suis-je ?
Amnésique ! Voilà qui est la fille du miroir ! Je m'appelle Ella Saintonge et je suis amnésique !
Je passe les mains sur mon visage dans l'espoir que mes doigts aient gardé la mémoire de mes traits exempts de cette balafre qui à mes yeux fait de moi une sorte de monstruosité, mais il ne reste rien ! J'ai oublié qui je suis ou du moins celle que j'étais avant le 20 décembre 2018, jour où tout a foutu le camp, jour où Ella Saintonge a déserté ma mémoire emportant avec elle dix-huit ans de vie, jour où tout à basculer par-dessus le pont dans ce foutu ravin. Comment je le sais ? Ce sont eux qui me l'on dit, le soir où je me suis réveillée dans une chambre d'hôpital. Mon esprit était confus, je regardais autour de moi étourdie comme au sortir d'un long sommeil, ce que j'ignorais c'était justement que je sortais d'un long, très long sommeil dont je ne me rappelle rien. À mon réveil, des bips se sont fait entendre, c'était angoissant voir un peu effrayant, puis une femme vêtue de blanc est entrée dans la chambre, elle m'a parlé d'une voix très douce avant de poser sa main rassurante sur mon front.
- Bonjour toi, te voilà enfin ! m'a-t-elle dit, n'aie pas peur ma jolie, tout va bien, tu vas te sentir un peu déboussolée au début, mais ça va passer. Tout ira bien maintenant !
Je me souviens qu'un homme très grand vêtu d'une blouse blanche l'a rejoint, il s'est assis au bord du lit, m'a ébloui avec sa lampe pendant qu'avec son pouce il soulevait mes paupières puis il m'a posé nombre de questions auxquelles je n'ai pas su apporter de réponses, même pas la plus basique, comme mon prénom. Je n'ai pu que secouer la tête, seuls quelques sons mal articulés passaient mes lèvres, des sons étranges et incompréhensibles des sortes de coassements incohérents. Alors j'avais refermé les yeux, pressant fort mes paupières l'une contre l'autre, je voulais me rendormir pour ne plus avoir peur du vide immense qui raisonnait dans ma tête.
Je n'ai plus le temps de fouiller dans cette mémoire qui chaque jour déçoit l'espoir que je garde de me retrouver et comme chaque matin je m'adresse à haute voix à l'image que me renvoie le miroir.
- Salut Ella ! Je ne sais toujours pas qui tu étais, peut-être demain.
Rapidement je retourne dans ma chambre, enfile un short en jean, un débardeur blanc et des tennis blancs, un coup de brosse pour discipliner mes cheveux, avant de m'engager dans l'escalier pour rejoindre le réfectoire, où nous avons des règles à respecter telle que l'heure du petit déjeuner. Lorsque je pénètre dans la grande salle, elle est inondée d'une lumière généreusement dispensée par le soleil de ce début d'été. Il passe au travers des nombreuses fenêtres à petits carreaux. Quelques pensionnaires sont déjà regroupés autour d'une table, certains lèvent la tête à mon entrée pour me sourire, d'autres m'adressent un joyeux.
- Salut Ella !
À mon tour, je leur rends un bref sourire accompagné d'un petit signe de la main tout en me dirigeant vers le buffet où je m'empare d'un plateau sur lequel je pose un yaourt, un fruit et une tasse de thé pour rejoindre la table que je me suis attribuée. Ce besoin d'indépendance n'a pas été facile à obtenir. À mon arrivée au centre, le fait que je m'isole ne convenait pas aux personnels soignants, ils ont essayé de m'obliger à me joindre aux autres pensionnaires. Cela contrariait ma volonté de refuser de me mêler au groupe, alors je laissais mon plateau intact sur la table et quittais la pièce sans me nourrir. Comme j'avais perdu beaucoup de poids, je ne pouvais pas me permettre de sauter un repas, après en avoir référé au psychiatre qui exerce à l'intérieur de cette structure, ils m'avaient obtenu son accord pour me laisser m'installer à cette table que j'ai faite mienne.
Je stoppe ma progression dans l'allée que je remonte mon plateau à la main, pour découvrir ma place déjà occupée. Une forte contrariété s'empare de moi, si je me suis attribué cette place de ce côté-ci du réfectoire, c'est justement parce que les jours où le soleil brille, il vient me caresser le visage et que sa chaleur semble réchauffer un peu de ce froid intérieur qui ne me quitte pas. Un homme plutôt jeune que je n'ai encore jamais vu à l'institut est assis à ma place, sans comprendre pourquoi, je ne peux détacher mon regard de cet intrus que je détaille sans vergogne. Il semble assez grand, son buste joliment musclé est moulé dans un tee-shirt noir qui arbore sur le devant une forme sphérique noire et blanche que je suis certaine d'avoir déjà vue, mais dont il est inutile que je fasse l'effort d'en trouver la signification. Pourquoi le ferais-je ? Alors que je suis toujours incapable de retrouver dans les limbes de ma mémoire ma vie d'avant l'accident, alors chercher la signification d'un logo est très loin de mes préoccupations. Alerté par ma présence, il relève la tête, son regard sombre se promène brièvement sur ma silhouette, me détaille de haut en bas avant de revenir au livre posé près de son plateau comme s'il venait de décider que je ne méritais pas son attention. Face à tant de désinvolture, je suis tentée de lui balancer mon plateau à la figure au lieu de quoi, je m'installe à la table qui lui fait face. Mon instinct, mon ressenti et mes émotions qui sont les seules choses auxquelles je me fie, me disent qu'aussi contrariante que puisse être sa présence, je n'ai rien à craindre de ce spécimen que je ne sais pas trop comment nommer. Il est trop vieux pour être un garçon, trop jeune pour être un monsieur, je dirais qu'à la maturité de son visage il doit avoir tout au plus dans les vingt-cinq ans.Son teint est hâlé, un peu cuivré, ses yeux que je n'ai entrevus que quelques secondes sont d'un noir profond avec une forme légèrement bridée, me font penser aux ailes déployées d'un oiseau. Cette forme ne laisse que peu de doute sur ses origines, quant à ses cheveux ils sont très raides, aussi noirs et brillants que les plumes d'un corbeau. Il les porte un peu long, juste en dessous de sa mâchoire carrée, des mèches sont glissées derrière ses oreilles pour dégager son visage aux pommettes hautes, au nez fin et à la bouche joliment ourlée, véritable appel aux baisers
Je me dépêche de chasser cette pensée, car outre sa présence à ma place, la chose qui me contrarie dans cette rare et insolente beauté c'est qu'elle vient me happer jusqu'au tréfonds de l'âme, apportant avec elle une sensation bizarre, comme si sans m'y attendre je venais de retrouver une chose que j'avais perdue et qui m'avait manqué, beaucoup manqué. Je ne peux détacher mon regard de ce visage, cherchant dans les brumes de ma mémoire d'où me vient ce sentiment d'appartenance quand une nouvelle fois il relève la tête et me surprend à l'observer. Mes joues s'empourprent, je me presse de détourner le regard pour le chasser de mes pensées.
Il y a un peu plus d'un an, je suis sortie du coma dans lequel j'étais plongée depuis quelques mois, c'était comme naître une seconde fois, car tous avaient fini par perdre l'espoir de me voir en sortir. Les jours qui ont suivi mon réveil, j'étais terrorisée, je n'avais rien oublié des habitudes de la vie, mais j'avais tout oublié de mon passé. Le médecin avait beau me dire que mon cerveau n'avait gardé aucune séquelle grave et irréversible de l'accident, mais qu'il me fallait être patiente, ma mémoire reviendrait dans quelques jours, quelques semaines, voire quelques mois. Ses paroles ne m'avaient pas plus rassuré que lorsqu'il m'avait affirmé que le cerveau étant une mécanique complexe, chaque être humain allait à son rythme pour récupérer les informations égarées. Mon corps avait dû subir de longs mois de rééducation, après quoi j'ai quitté l'hôpital pour intégrer un centre spécialisé, à part ma cicatrice sur la joue et une légère claudication qui devrait disparaître, il ne restait que peu de séquelles apparentes de l'accident.
De ces mois passés entre deux mondes, où je n'étais pas tout à fait morte, mais plus tout à fait vivante, je ne garde aucun souvenir. Je me suis trouvée toute désorientée lorsqu'à mon réveil, j'ai vu arriver des gens de mon passé qui se revendiquaient de ma famille. Tout d'abord, il y avait eu cette belle femme, grande, brune, très distinguée dans son strict tailleur bleu marine parfaitement ajusté à sa fine silhouette, elle s'était précipitée sur moi des larmes pleins les yeux pour me serrer dans ses bras en répétant sans cesse.
- Ma chérie, tu es réveillée c'est merveilleux, j'ai eu si peur. Je t'aime tant.
J'étais restée sans réaction dans les bras de cette femme que je ne reconnaissais pas, mais j'aimais le nuage de parfum fruité dont elle était entourée, parce qu'il me semblait familier. Elle avait relâché son étreinte, passé sa main sur mon visage, les yeux pleins de larmes.
- Oh, ma chérie quel bonheur de te retrouver enfin, j'ai eu si peur que tu ne te réveilles jamais.
Elle s'était présentée comme Mandy Saintonge De Vauréal, ma mère ! Elle m'apprit mon âge et comment je m'appelais ! L'homme qui l'accompagnait et qui se tenait un peu en retrait était grand, avec des cheveux grisonnants, il était vêtu d'un impeccable costume gris qu'il portait sur une chemise immaculée. Je lui trouvais un côté aristocratique, plus encore lorsqu'il s'était approché d'elle et avait posé une main sur son épaule et déposé un baiser sur mon front tout en m'adressant un sourire.
- Salut Ella ! Je suis Simon De Vauréal, très heureux de te revoir dans le monde des vivants, tu nous as manqué.
Ma mère avait devancé ma question en m'expliquant que cet homme était son deuxième mari et qu'il vivait avec nous depuis environ trois ans. J'allais l'interroger sur mon père biologique lorsque la porte de la chambre s'était ouverte pour livrer le passage à un homme vêtu d'un pantalon de toile beige un peu froissé. Il portait un tee-shirt bleu délavé, un blouson léger sous lequel se dessinait un corps plutôt fin et sec. Ses cheveux châtain clair et bouclés étaient retenus en queue de cheval basse, il m'a fait penser à ces babas cool des seventies avec son style décontracté diamétralement opposé à celui du couple qui se tenait à présent un peu en retrait au pied de mon lit. Je remarquais son teint halé et légèrement buriné des gens qui vivent au grand air, mais ce qui avait retenu mon attention dans ce beau visage, c'était ses immenses yeux bleus ! Les mêmes que j'avais croisé dans le miroir que m'avait gentiment apporté l'infirmière quelques jours après mon réveil alors que je voulais savoir à quoi je ressemblais faute de savoir qui j'étais.
Dans son désir de me serrer dans ses bras, il avait presque fait dégager ma mère qui l'avait devancé lui cédant la place. Une nouvelle fois, je me retrouvais prise dans l'étreinte d'une paire de bras dont je n'avais gardé aucun souvenir, mais que j'avais ressentie comme une sorte de cocon protecteur. Face à mon air intrigué, il s'était exprimé d'une voix légèrement chevrotante, trop ému de me voir revenue parmi les vivants.
- Hey ma puce, je suis ton papa. Ces yeux s'étaient embués de larmes, dans ses paroles, je sentais vibrer sa profonde émotion.
- Tu n'imagines pas Ella mon cœur à quel point je suis heureux de revoir ton si joli visage et tes grands yeux bleus, j'ai eu si peur de te perdre, tu m'as manqué mon ange, terriblement, infiniment.