Le pire restait à venir. Quand Tom a fait une crise de transformation prématurée, Ulysse a volé son unique dose d'inhibiteur vital pour la donner à Gérold, pour un simple caprice.
Il a ri de ma détresse au téléphone, m'accusant de manipuler la situation, avant de raccrocher pour de bon.
Il pensait que je ramperais encore pour son affection.
Il ignorait que dans les cendres de ce manège, la Mélusine soumise était morte.
J'ai brisé notre lien d'âme, pris mon fils, et disparu sans laisser de trace.
Quand il réalisera qu'il a sacrifié son héritier pour le fils d'un autre, il sera trop tard.
Chapitre 1
Point de vue d'Ulysse :
Ma gorge s'est nouée, le goût amer de la trahison emplissait ma bouche alors que la fumée âcre du manège s'élevait, emportant avec elle non seulement les écuries, mais aussi les derniers fragments de mon cœur. Ulysse, mon mari, venait de sortir Gérold, le fils de sa première flamme, des flammes, sous mes yeux. Mon propre fils, Tom, était encore à l'intérieur, perdu dans ce chaos ardent.
Un cri perçant me déchira les entrailles, un cri que je n'avais pas conscience d'avoir poussé.
« Madame Corre ! Madame Corre ! Le petit maître Tom ! Il est toujours là-dedans ! »
La voix paniquée de Marie, notre femme de chambre, me parvint comme un écho lointain. Mon cœur s'arrêta. La terre se déroba sous mes pieds. Tom. Mon Tom. L'air devint une masse compacte, oppressante, chaque particule chargée de la suie et du son crépitant du feu.
Je ne sentis même pas quand mes pieds me portèrent. Je ne sentis pas la chaleur intense qui léchait la peau de mon visage, ni la morsure du vent qui attisait les flammes. La seule chose qui comptait, c'était Tom.
J'ai couru.
J'ai couru vers l'enfer.
La scène qui s'offrait à moi était un tableau de cauchemar. Le manège, autrefois majestueux, était maintenant une carcasse noircie, d'où s'échappaient des volutes de fumée épaisses et des langues de feu voraces. Les cris des chevaux piégés, les ordres hurlés par les pompiers, tout se mélangeait en une cacophonie assourdissante. Et au milieu de tout ça, Ulysse, tenant Gérold blotti contre lui, l'embrassant, le rassurant. Leurs visages étaient maculés de suie, mais intacts.
Mon regard cherchait désespérément.
Où était Tom ?
« Tom ! Tom ! » Ma voix était rauque, déchirée par la panique.
Puis je l'ai vu. Petit. Recroquevillé derrière un tas de foin encore fumant, le visage couvert de suie, une brûlure rouge et suintante sur son bras, ses petits poumons luttant pour respirer. Il toussait, une toux sèche et douloureuse qui me rappela immédiatement sa fragilité.
« Maman ! »
Son appel brisé me transperça. Je me suis jetée à genoux, l'attirant contre moi, la chaleur de ma peau brûlante contre la sienne. Ses petites mains griffaient mes vêtements, cherchant un réconfort que je pouvais à peine lui offrir.
« Ça va aller, mon amour, ça va aller. Maman est là. »
Mais mes mots sonnaient creux. Sa petite voix tremblante, à peine audible, a brisé ce qui restait de mon cœur.
« Papa... Papa ne m'aime pas, maman ? »
Je n'avais pas de réponse.
Son regard, empli de larmes et de suie, cherchait le mien.
« Il... Il a pris Gérold. Il m'a vu, maman. Il m'a vu et il a pris Gérold. »
Chaque mot était un coup de marteau sur mon âme déjà meurtrie. Mon fils de quatre ans, son petit corps blessé, son esprit encore plus.
« Gérold a dit... Gérold a dit que Papa est son vrai papa. Il l'a dit devant tout le monde. »
Les mots de Tom résonnaient dans ma tête. La honte, la trahison, la rage. Je le serrai plus fort, mes larmes coulant sur ses cheveux. Il n'y avait rien à dire. Aucune excuse, aucune justification. Le geste d'Ulysse était clair, brutal, impardonnable.
Je me suis souvenue de toutes ces années de froid. Ces cinq dernières années, où Ulysse m'avait traitée comme une intruse, une manipulatrice. Il m'avait exilée à l'étranger, sous prétexte d'expansion commerciale, pour me tenir à distance. J'avais supporté, espérant que mon amour, que notre fils, finirait par le ramener.
Ridicule.
Je m'étais menti à moi-même.
J'ai senti les petites mains de Tom se serrer autour de mon cou. Il s'accrochait à moi comme à son seul refuge. Je l'ai porté hors du manège en ruine, ignorant tout le reste. Ignorant Ulysse, qui ne m'avait même pas regardée. Ignorant Dahlia, qui tenait Gérold, les larmes aux yeux, jouant à la mère parfaite.
Mon seul objectif était mon fils.
Son bras brûlé, l'odeur persistante de la fumée sur sa peau et dans ses poumons. Je le déposai doucement sur le canapé du salon, loin de la rumeur. Marie apportait de l'eau fraîche et des compresses. En tant qu'infirmière, mes gestes étaient automatiques, précis, malgré la tempête qui faisait rage en moi.
Je nettoyais délicatement la suie de son visage, ses yeux grands et effrayés fixés sur moi.
« Papa ne viendra pas me voir, n'est-ce pas ? »
La question me déchira. Une autre éraflure sur une plaie déjà béante. Il n'y avait pas de mensonge acceptable. Pas de doux mensonge apaisant. Il fallait une nouvelle vérité.
« Non, mon chéri. Papa ne viendra pas. Mais moi, je suis là. Et je serai toujours là. »
Je me suis souvenue du petit dessin qu'il avait fait pour son père la semaine dernière. Un papa, une maman, et un petit garçon souriants, tous tenant la main. Il avait passé des heures dessus. Il m'avait demandé de le donner à Ulysse, plein d'espoir.
Ulysse l'avait à peine regardé.
« C'est bien, Tom. Mais je suis occupé. »
Voilà sa réponse. Toujours la même. Toujours cette froideur qui transperçait.
Mais cette fois, c'était différent. Cette fois, ce n'était plus seulement mon cœur à moi qui saignait. C'était celui de mon fils.
« Je te promets, Tom, je te promets que je te protégerai toujours. Personne ne te fera plus de mal. »
J'ai pris rendez-vous avec un psychologue pour enfants le lendemain. Les brûlures physiques guériraient, mais les cicatrices invisibles sur son âme seraient bien plus profondes.
Cette nuit-là, Tom se réveilla en sursaut, le corps secoué de tremblements.
« Papa ! Papa ! »
Mon cœur se tordit.
Il cherchait encore son père, même dans ses cauchemars. Même après tout ça.
Je le pris dans mes bras, le berçant doucement. Sa petite main s'agrippa à mon pyjama. C'était la douleur la plus pure et la plus insupportable que j'aie jamais ressentie. La douleur de voir mon enfant souffrir à cause de l'indifférence de son propre père.
Cinq ans. J'avais passé cinq ans à tout pardonner, à tout excuser, à croire en un amour qui n'existait que dans ma tête. Cinq ans à espérer. Et tout ça pour ça. Pour voir mon fils abandonné dans les flammes, pour un fantôme du passé.
Le temps de la mélancolie était révolu. Mon cœur s'est brisé une dernière fois. Et en se brisant, il s'est transformé en pierre. Une pierre froide, dure, taillée pour protéger mon fils.
Je ne serais plus jamais la Mèlusine Corre douce et soumise.
C'était la fin de tout, et le début de quelque chose de bien plus dangereux.