Je jette les sandwichs que je viens de préparer dans mon sac de lunch et contourne le comptoir, mes talons claquant sur le carrelage.
― Ah oui ! Comme ça ! C'est bon mon p'tit loup !
La voix de ma cousine s'élève de nouveau, ravie des assauts de son fiancé.
Nouvelle voisine... et cousine.
Quand Yolanda a emménagé dans la maison jumelée, j'étais aux anges. Retrouver une présence familiale si proche, c'était inespéré. Mais qui aurait cru que je le regretterais à peine le lendemain, quand j'ai découvert à quel point elle et Matthew avaient... une vie sexuelle épanouie ?
Je traverse la pièce exiguë, contourne la table à dîner et frappe du plat de ma main parfaitement manucurée contre le mur.
― YOLANDA ! Hey ! Ho ! Faites vos cabrioles en SILENCE !
Les bruits cessent aussitôt. Un immense soulagement m'envahit.
Je passe devant Diego et file vers la salle de bain. Un coup d'œil au miroir : je tente de dompter cette mèche frisottée qui s'obstine à s'échapper de mon chignon matinal. Échec. Comme toujours.
Maquillage rapide : un rouge discret. Pas trop. Aujourd'hui, c'est mon premier jour au bureau du procureur. Maître Colin est réputé brillant, mais intraitable. Pas question de lui donner une excuse pour me jeter comme toutes les stagiaires avant moi.
J'attrape ma petite bouteille de « Brume fugueuse » - ce parfum inodore qui masque mes phéromones. Cadeau précieux de mon cousin Tony. Une protection indispensable. Car derrière mon quotidien banal de mère célibataire, je porte un secret : je suis la compagne marquée d'un Alpha Divin.
Je secoue la tête. Pas le moment d'y penser. Cet homme a disparu après une nuit... mais il m'a laissé Diego. Et rien que pour ça, je ne peux pas le haïr.
Je reviens dans la cuisine : Diego, absorbé, joue maintenant à ce fichu jeu en ligne sur son téléphone.
Je lui retire un écouteur, ce qui le fait sursauter.
― Tu ne vas pas passer ta journée là-dessus, hein ! Il y a d'autres manières d'occuper ton temps libre !
Il lève vers moi ses grands yeux bleus, si semblables à ceux de son père, et grimace.
― Mommm !
J'attrape mon sac de lunch en soupirant.
― Diego !
Puis, plus douce :
― Je suis sérieuse, je ne veux pas que tu restes enfermé entre quatre murs toute la journée, collé à un écran.
Il croise les bras, boudeur.
― Peut-être que je devrais demander à ta grand-mère...
― NON ! Je suis assez grand pour rester seul ! Tous mes amis le font ! L'an dernier, j'étais le seul qui avait encore une gardienne !
Ses yeux étincellent de défi. Et malgré ma contrariété, je fonds intérieurement. Avec ses traits parfaits, ses airs arrogants, il a hérité du meilleur de la famille Jimenez... et peut-être un peu aussi de son père.
Je touche machinalement mon cou, caressant l'amulette qui se cache sous ma blouse. Cette morsure... Elle a bouleversé ma vie. Elle a fait de moi une Alpha divine. Elle m'a lié à lui, pour toujours. Et ce lien, même assourdi par l'amulette, palpite encore au fond de moi.
Parfois, je rêve de lui. Je crois sentir ses émotions, ses colères, ses élans... et je sais qu'il peut ressentir les miens. Mais il ne m'a jamais cherchée. Jamais. Pour lui, je n'étais qu'une aventure.
Et pourtant... pour moi, il est tout.
Je chasse cette pensée.
― Allez, fais-moi un bisou pour la chance ! C'est mon premier jour, tu t'souviens !
― Ahhh ! Mom ! Tu sais que j'ai horreur de ça !
Mais il finit par céder et m'embrasse du bout des lèvres sur la joue. Victoire.
― Tu peux inviter un ou deux amis, mais si tu invites Thomas... rappelle-toi que...
― Que je ne dois pas parler d'alpha devant lui, oui ! soupire-t-il.
Je pince les lèvres. Au début, j'ai longtemps espéré qu'il n'hériterait pas du gène de son père. J'ai refusé les tests, refusé de savoir. Mais en mars dernier, un Ancien a perçu son potentiel... et je n'ai plus pu me voiler la face. Diego n'est pas seulement mon fils. Il est l'héritier de son père.
Et ça se voit déjà : son assurance, son intelligence, parfois son arrogance. Un jeune Alpha qui ne demande qu'à s'affirmer. L'adolescence s'annonce... orageuse.
Diego hausse les épaules, feignant l'indifférence.
― De toute façon, Thomas et moi, on n'est plus amis !
Je fronce les sourcils, mais je n'ai plus le temps. Je caresse sa joue, l'embrasse encore.
― Bon, mi tesoro, je file.
― MOM ! soupire-t-il en levant les yeux au ciel.
Je lève les mains en signe d'abdication et sors, le cœur serré. Première fois que je le laisse seul toute une journée... Ça me noue l'estomac.
Sur le perron, Yolanda m'interpelle, serrée dans son peignoir de soie, Matthew rayonnant à ses côtés. Leur bonheur éclate sur leurs visages comme une gifle à ma solitude.
― Bonne chance pour ton stage ! me lance-t-elle en clin d'œil.
Je me force à sourire. Ce n'est pas de chance qu'il me faut... mais une bonne dose de courage.
Je monte dans ma vieille voiture. Le moteur tousse, gémit, puis finit par démarrer. Dans les embouteillages, je peste contre un conducteur impatient, puis contre un abruti en Ferrari qui me coupe la route.
― ¡Carajo !
Je serre le volant. Premier jour, première épreuve. Et pas seulement sur la route.