En atteignant les premières maisons, j'ai ressenti une onde glacée parcourir mon dos. Les volets fermés, les toits abîmés et les rues désertes donnaient au village un air de fantôme. Rien de la chaleur que j'associais autrefois à cet endroit ne persistait. Je m'arrêtais devant une fontaine abandonnée. L'eau stagnante réfléchissait un ciel gris, et la pierre était envahie par la mousse.
« Lysa... C'est bien toi ? »
Une voix que je ne reconnaissais presque pas m'interpella. En levant les yeux, je vis Milo, appuyé contre un mur, les bras croisés. Il avait grandi, ses traits s'étaient durcis, mais son regard restait familier, chargé d'une colère que je ne comprenais pas encore.
« Oui... c'est moi, » murmurai-je, hésitante.
Il s'approcha lentement, chaque pas résonnant sur les pavés usés. Lorsqu'il fut assez près, je remarquai la tension dans sa mâchoire et la fatigue dans ses yeux.
« Dix ans, Lysa. Dix foutues années, » lâcha-t-il.
Son ton mordant me fit reculer d'un pas. Je n'avais pas imaginé un accueil chaleureux, mais je ne m'attendais pas à une telle hostilité.
« Je sais, Milo. J'aurais dû revenir plus tôt, mais... »
« Mais quoi ? » coupa-t-il. « Tu étais trop occupée à vivre ta vie ailleurs pendant que nous, on essayait de survivre ici ? »
Je baissai les yeux, incapable de soutenir son regard. Je n'avais pas de réponse qui puisse apaiser sa colère, et il le savait.
« Les choses ont changé ici, » reprit-il après un silence. « Ce village n'est plus ce que tu te souviens. Les gens ne sont plus les mêmes. Et la forêt... elle non plus. »
Je relevai la tête, intriguée.
« Qu'est-ce que tu veux dire ? »
Il détourna le regard, les traits tirés par une émotion que je ne parvenais pas à définir.
« Il y a des... monstres, Lysa. Des choses qu'on ne peut pas expliquer. Des disparitions, des hurlements la nuit. Les anciens parlent des Ombres Jumelles, mais personne ne sait vraiment ce que c'est. »
Je frissonnai malgré moi. Les légendes des Ombres Jumelles étaient un souvenir lointain, une histoire que les anciens racontaient pour effrayer les enfants. Deux créatures insaisissables, invisibles, qui rôdaient dans la forêt pour s'emparer des âmes perdues. Mais ce n'étaient que des contes, n'est-ce pas ?
« Milo, tu ne crois pas vraiment à ces histoires, si ? »
Il me fixa, son expression grave.
« Ce n'est pas une question de croire ou non. Ces histoires... elles sont réelles, Lysa. Tu ferais mieux de repartir d'où tu viens. Ce village n'est pas pour toi. »
Il tourna les talons avant que je ne puisse répondre, me laissant seule dans cette rue vide.
Je repris ma marche, troublée par ses paroles. Chaque maison que je passais semblait m'épier, ses fenêtres sombres comme des orbites vides. J'atteignis enfin ma destination : la maison de mon enfance. Elle n'avait pas changé, si ce n'est qu'elle paraissait plus petite, plus fragile.
La porte grinça lorsque je l'ouvris. Une odeur de renfermé m'assaillit, mêlée à celle des vieux bois et de la poussière. Tout était comme je l'avais laissé : les chaises bancales autour de la table, le foyer éteint, les rideaux effilochés. Je passai une main sur le dossier d'une chaise, un flot de souvenirs remontant à la surface.
Un bruit à l'extérieur interrompit mes pensées. Je me précipitai vers la fenêtre, mais il n'y avait rien. Juste le vent qui faisait danser les branches des arbres. Pourtant, une sensation étrange persistait, comme si quelque chose m'observait.
Je sortis, poussée par une curiosité que je ne pouvais contenir. Près du grand chêne où je jouais autrefois, je remarquai des marques sur l'écorce. Des griffures profondes, comme si une bête gigantesque avait tenté de s'y agripper. Mon cœur s'accéléra.
Une ombre passa rapidement entre les arbres, si fugace que je crus l'avoir imaginée. Puis, un hurlement retentit, déchirant le silence de la forêt. Un cri inhumain, guttural, qui fit se dresser les cheveux sur ma nuque.
Je reculai instinctivement, mes yeux fixés sur l'obscurité. Le hurlement s'éteignit aussi soudainement qu'il avait commencé, me laissant seule avec le bruit de mon souffle rapide.
Quelque chose n'allait pas. Et pour la première fois depuis mon retour, je me demandai si Milo avait raison : peut-être n'aurais-je jamais dû revenir.