On me taquine souvent sur ma grande taille, et il est vrai que je dépasse la plupart des garçons de mon âge. Cela me gêne un peu. Ezra, ma marraine et sœur cadette de mon père, affirme dans ses lettres que mes taches de rousseur, parsemées sur ma peau claire, deviendront bientôt des signes de ma beauté naissante. Marraine a une manière de parler qui me charme, et elle sait parfois s'exprimer à ma place.
Maman dit que je suis rousse, tandis que Papa ne s'en préoccupe pas. Marraine, quant à elle, préfère me qualifier d'auburn, une nuance de roux dont elle est fière. Cela me convient, et je n'y prête guère attention.
J'approche de mes dix-sept ans. J'ai étudié au couvent des Bernardines, mais les sœurs ont fui en Piémont après avoir appris ce qui les attendait à l'arrivée des Français. Le collège a fermé, et je ne suis plus obligée de suivre leur enseignement rigide.
Le temps est venu pour moi de prendre en main ma propre destinée. Je rêve de chevaucher les sentiers des montagnes, de passer mes journées à pêcher dans les rivières tumultueuses ou à cueillir des champignons dans les bois.
Cette liberté insouciante m'était acquise jusqu'à ce que l'intervention de Marraine vienne tout bouleverser. J'étais en train d'écouter Papa lire une lettre de Marraine quand j'entendis : « Qu'importent les travaux d'aiguille, une femme respectable doit étudier ! »
Je n'ai pas pu m'empêcher de penser : pourquoi diable devrais-je apprendre le latin pour chevaucher, danser ou rire ? Je n'en ai aucune envie. C'est Marraine qui a convaincu mes parents de me faire étudier avec le baron Moody, l'homme le plus savant et respecté de la province. Il a accepté de me consacrer du temps, et comme il est assez âgé, une cinquantaine d'années, personne n'a trouvé cela inapproprié, pour mon plus grand malheur.
Je connais la famille du baron depuis toujours. Sa maison est voisine de la nôtre, nos jardins sont même reliés par une porte. J'ai grandi en jouant avec ses enfants dans leur verger.
Je n'ai en tête que les cris de colère du baron contre ses fils, des élèves médiocres, dont les éclats résonnaient jusqu'à chez nous.
Samedi, lors du marché sur la place de l'évêché, je l'ai aperçu. Il était là, fièrement juché sur son cheval, le plus beau de la vallée. Sa longue cape noire flottait derrière lui, et il portait son tricorne avec assurance. Tout le monde à St Pierre le saluait avec un grand respect. Mes amies Georgine et Julienne étaient présentes, accompagnant leurs pères qui faisaient des révérences teintées d'une ironie subtile. Derrière eux se tenait un homme vêtu de noir, que je ne connaissais pas, et qui ne s'est pas incliné devant le baron. Ce détail m'a intriguée : le baron aurait-il des ennemis ?
« Étudier avec le baron Moody est un privilège », a écrit Marraine dans sa dernière lettre. Mais je ne veux pas de ce privilège !
J'adorais Marraine jusqu'à ce jour, elle est tellement différente de Maman. Veuve depuis quelques années, elle porte le nom d'Ezra de Buttet de Tresserve. N'ayant pas eu d'enfants, elle a hérité des biens de son défunt mari et tarde à se remarier. La vie assez libre qu'elle mène à Tresserve, près d'Aix-les-Bains, déplaît à ma famille ; j'ai entendu Papa la qualifier de libertine.
Elle a toujours été pour moi une étoile brillante. C'est elle qui m'a suggéré de tenir ce journal. Elle a eu tort, car je crois que sa trahison remplira ces pages de ma rancœur. Mais il se fait tard, et je dois éteindre ma chandelle si je ne veux pas être réprimandée par mes parents, qui économisent tout comme si nous étions pauvres. Le sommes-nous vraiment ? Cette pensée ne m'avait jamais traversé l'esprit, mais elle me trouble à présent.
Vendredi 23 septembre 1791, neuf heures du soir
Aujourd'hui, pour la première fois, j'ai été admise seule dans le bureau de Monsieur Moody. C'est une grande pièce, au premier étage, que je ne connaissais pas. Même ses enfants n'y ont pas accès. Les murs sont couverts d'étagères en bois sombre, remplies de livres dont les dorures contrastent avec les grandes fenêtres qui illuminent la table centrale. Tout le monde le dit, et c'est vrai, Monsieur Moody est imposant, tant par sa stature que par son intelligence. J'étais très intimidée. Bien que je le côtoie depuis longtemps, je le considérais comme une montagne imposante que je n'avais jamais osé approcher. Ses nombreuses responsabilités et la distance naturelle qu'il maintient ont toujours empêché toute proximité.
Il m'a surprise en me posant une question à laquelle je ne m'attendais pas : que voulais-je apprendre ? Ne sachant quoi répondre et sans réfléchir, j'ai osé lui demander de me parler de lui. Il a éclaté de rire, un rire sonore et intimidant. Finalement, en me traitant de maligne, il a accepté à condition que je fasse de même.
- Comme tu le sais, je m'appelle Caleb Joshua Moody, mais tout le monde me connaît sous le nom de Joshua Moody. Je suis né ici, à St Pierre, dixième d'une fratrie de douze enfants, avec un seul cadet, Joseph, et un nombre incalculable de sœurs ! J'habite cette Maison Montarlot depuis l'enfance. Mon père et mes ancêtres ont vécu à Saint-Sorlin d'Arves. Ma femme, Christine Rios, que tu connais, est mon épouse depuis dix-huit ans. Mes enfants, tu les connais aussi, probablement mieux que moi : voudrais-tu me les décrire ?
Je m'attendais à une question plus complexe !
- Tom, l'aîné... ai-je commencé. Je pensais : brun, grand, beau, mais qui ne me remarque jamais.
Joshua a-t-il deviné mes pensées ? Il m'a interrompue aussitôt :
- Précision, mademoiselle, précision !
- Chevalier André Tom Moody, repris-je. Dix-sept ans. Tom étudie au Collège de Belley, en France, où ses professeurs le jugent mauvais élève. Moi, je le trouve romantique et excellent cavalier, comme nous tous.
Je l'aime un peu, mais je ne l'ai jamais avoué, ni à lui ni à son père, bien sûr.
- Tu risques de le voir plus souvent bientôt, a murmuré Joshua d'un air sombre.
J'ai frissonné et demandé si Tom allait être renvoyé.
- Je ne le souhaite pas, ai-je ajouté audacieusement. Je l'aime bien ! Le sourire est revenu sur les lèvres de mon interlocuteur.
- Cela aurait pu arriver, mais je crois que les événements en France, cette Révolution, vont le sauver.