Cet homme, nommé Bob, avait bâti une affaire florissante avant qu'une série d'investissements mal calculés, d'alliances brisées et de pertes colossales ne le propulsent au bord du gouffre. Aujourd'hui, il n'était plus qu'un vestige tremblant d'orgueil éteint, prêt aux plus sombres compromis pour ranimer les cendres de son empire financier.
Bob leva finalement les yeux, l'air grave mais résolu.
- Monsieur Alexander, je suis prêt à tout, lâcha-t-il d'une voix rauque qui trahissait fatigue et désespoir. J'ai non pas une, mais deux filles. Vous pouvez choisir. Et si vous désirez les deux, je vous les donne sans discuter.
Damian émit un léger rire, un souffle moqueur, presque blasé.
- Des filles, je peux en obtenir des centaines. Alors dites-moi... qu'a donc de si unique la vôtre pour que je gaspille mon temps à vous sortir d'affaires ?
Enfin, l'assistant Brown, resté statique jusqu'ici dans un coin feutré de la pièce, fit le premier geste depuis de longues minutes. Il s'avança, déverrouilla son écran et tendit son téléphone portable à Damian sans prononcer un mot.
Une photographie apparut.
Une jeune fille aux cheveux châtain foncé légèrement ondulés tombant jusqu'aux épaules, un sourire lumineux imprimé sur un visage doux, presque angélique. Ses yeux avaient cette intensité vive, candide, qui rappelait davantage l'insouciance d'un été éternel qu'un avenir destiné aux intrigues de la haute finance et aux caprices d'un milliardaire imprévisible.
Damian resta un instant silencieux, analysant malgré lui.
Ce n'était pas son style. Pas du tout.
Brown fit glisser l'image du doigt, révélant une autre photo : la seconde fille. Blonde, les cheveux lisses et parfaitement tirés, un regard plus tranché, une beauté calculée, moderne, maîtrisée. Sa tenue dénotait une assurance presque arrogante. Elle avait quelque chose d'électrifiant, un charme urbain sophistiqué qui se rapprochait davantage de l'esthétique que Damian appréciait.
- Ce sont ses deux filles, dit simplement Brown.
Damian éclata de rire, cette fois sans retenue.
Il laissa retomber la main tenant le téléphone, puis le lança sans attention sur le tapis devant Bob, qui gardait toujours sa posture d'homme soumis et vidé d'espoir.
- Très bien. Je l'épouse. Et je renfloue votre entreprise.
Le ton de sa voix claqua dans l'air comme une énigme : un engagement sérieux ou une ultime mascarade ?
- Merci... merci, Monsieur Alexander, balbutia Bob sans chercher à comprendre l'ambiguïté. Il aurait remercié même pour un mensonge, du moment qu'il ouvrait la porte à une survie économique.
Il ramassa le téléphone, observa l'image restée à l'écran. L'aînée. Celle aux cheveux ondulés. Le sourire radieux. Ce cliché, pris lors d'un anniversaire familial sous un ciel pastel, scellait désormais un marché tacite où l'humanité s'effaçait derrière les chiffres.
Une pluie de reproches et de pressions s'était ensuite abattue sur Livia, l'aînée de la famille Shelby.
- Seul ce mariage peut sauver notre nom. Tu dois nous promettre que tu obéiras, insistait Bob, les traits crispés. Un petit sacrifice d'aujourd'hui t'assure un avenir confortable. Nous t'avons nourrie, élevée, hébergée. Le minimum que tu puisses faire, c'est de nous rendre la pareille !
Livia aurait voulu hurler. Elle sentait la révolte pulser sous sa peau comme un volcan de verre prêt à imploser. Mais rien ne sortait. Son corps parlait à sa place : ses mains tremblaient, son dos se voûtait malgré elle, ses yeux fixaient obstinément ses genoux comme si le sol pouvait absorber sa dignité froissée.
« Me rendre la pareille ? Ne suis-je pas ta fille parce que tu l'as voulu ? À quel moment ai-je signé pour rembourser des dettes qui ne sont pas les miennes ? »
Elle n'osa jamais prononcer ces mots à voix haute. Pourtant, ils tambourinaient dans ses pensées comme une vérité tranchante interdite.
Elle se contenta d'incliner légèrement la tête, juste assez pour satisfaire une promesse arrachée.
- La cérémonie est fixée au 10, conclut Bob avec une sérénité presque grotesque. Il nous reste dix jours pour tout préparer.
Il sourit. Comme si rien au monde n'avait été brisé.
Puis il la remercia d'un mot étouffé en s'éloignant, lui accordant une gratitude creuse, sans regard, sans affection.
Quelques jours plus tard, Livia n'avait toujours pas bougé. Elle restait figée devant son miroir. Son reflet lui semblait vide, dépossédé, presque étranger.
On frappa à la porte. Non, personne ne frappa. Une voix surgit directement derrière elle, comme un souffle fantomatique.
- Mademoiselle, on vient vous chercher.
La nounou, qui l'avait élevée en silence, se tenait là, soudainement apparue sans la moindre empreinte sonore. Elle n'était que présence, pas bruit.
Livia ne la regarda pas. Ses yeux restaient plantés dans le miroir.
- Pour quelle raison ? murmura-t-elle sans réellement attendre de réponse.
- Je l'ignore, Mademoiselle. Mais descendez, on vous attend au salon. Je vous en prie.
Elle obéit.
Le salon était vaste, baigné d'une lumière chaleureuse artificielle, décoré comme un tableau d'opulence ordinaire qui tentait de masquer la désintégration des âmes abritées sous ce toit. Son père et sa belle-mère bavardaient, presque guillerets, leurs mots débordant d'enthousiasme mécanique. Ils ne parlaient pas d'elle. Ils ne parlaient pas du marché. Ils parlaient de l'arrangement, du sauvetage, de la renaissance possible de l'entreprise.
Puis l'homme se leva en la voyant.
L'assistant Brown.
- Je vais accompagner Mlle Livia maintenant, annonça-t-il d'un ton neutre, professionnel, sans chaleur, sans cruauté non plus. Sa voix était une ligne droite sans inflexion.
Bob agita vaguement la main.
- Très bien, Brown. Livia, suis-le. Damian souhaite te rencontrer.
Elle ne répondit pas.
Sa belle-mère la dévisagea avec un mélange d'amertume et d'irritation, mais se retint par politesse : une dispute devant un homme venant du camp puissant aurait échappé à sa stratégie de fausse harmonie.
Livia suivit Brown, monta dans la voiture luxueuse à l'assise de cuir sombre. Le moteur vibra doucement, puis ronronna avec une tranquillité qui contrastait violemment avec les tempêtes émotionnelles qui déchiraient déjà l'intérieur de la jeune femme.
Un murmure franchit ses lèvres.
- Que va-t-il me faire ?
Elle aurait voulu que cette question soit un cri, pas un filet d'air fragile.
Ses doigts s'entremêlaient nerveusement. Une envie de fuite la frappa avec brutalité. Une envie naïve, absurde. Fuir pour aller où ? Elle devait tout à cet endroit et à personne en même temps. Le seul lien lumineux qu'elle conservait ici était son petit frère, Livian, qui, lui, l'aimait d'un amour sincère et inconditionnel. Ce gamin qu'elle protégeait du mieux qu'elle pouvait, en taisant ses propres fractures.
Sa famille la voyait comme une dette vivante qu'il fallait solder.
Elle, elle voyait encore un foyer dans ces murs, même s'il était teinté de solitude et d'injustice.
Elle se surprit à se trahir intérieurement :
« Peut-être qu'il a raison. Peut-être que je dois rembourser ce que je n'ai jamais emprunté. Peut-être que le monde fonctionne ainsi. Peut-être que je suis une ingrate sans le savoir. »
Puis une autre pensée l'écrasa :
« Peu importe. Je n'ai déjà plus le choix. »
Les arbres défilaient derrière la vitre teintée, anarchiques, vivants, libres. Contrairement à elle.
Le contraste redoublait son amertume.
Damian Alexander.
Son futur mari, selon un contrat invisible où ne figuraient que son nom et sa vie.
Il était propriétaire de la très illustre entreprise Alexander Group - un empire financier tentaculaire dont les ramifications contrôlaient banques, entreprises technologiques, secteurs immobiliers et industries de luxe. Les rumeurs concernant cet homme avaient pris des dimensions mythiques, presque monstrueuses.
On disait qu'il était un loup aux dents d'or, affamé d'échecs adverses. Qu'il n'échouait jamais. Qu'il prenait plaisir à détruire d'un simple mot les hommes et les institutions qui tentaient de l'affronter. Qu'il n'épargnait rien ni personne si cela ne le divertissait plus.
On racontait aussi, et surtout, qu'il collectionnait les femmes comme d'autres entassent des cartes rares. Chaque nuit, une nouvelle. Jamais la même. Et que ces femmes, loin de le craindre, suppliaient presque d'être choisies - comme si son indifférence était un privilège à obtenir, pas une malédiction à éviter.
Alors pourquoi lui voulait-il se marier ?
Et pourquoi elle ?
Livia n'était pas une pièce d'exception dans le catalogue flamboyant qu'il pouvait convoiter. La société de Bob n'était pas non plus la seule en ruines qu'il pouvait restaurer pour en tirer profit ou amusement.
Tout semblait incohérent.
Le chaos, chez Damian, semblait être une méthode, pas un accident.
- Nous sommes arrivés, Mademoiselle. Sortez, je vous prie.
La portière s'ouvrit.
Livia inspira profondément, lissant son expression comme si cela pouvait atténuer l'inéluctable. Elle descendit, gravit quelques marches, entra dans un établissement à l'atmosphère raffinée, où les dorures et les lumières feutrées suggéraient bien davantage un repaire étudié qu'un simple restaurant.
Le serveur à l'entrée s'inclina sans un mot. Brown ouvrit une porte, lui indiqua d'entrer.
- Installez-vous. Il ne devrait plus tarder. Le jeune maître viendra bientôt.
Elle hocha doucement la tête.
« D'accord », murmura-t-elle, presque inaudible.
Brown resta un instant à la fixer. Il ne souriait jamais. Et elle ne savait pas si cela devait l'inquiéter ou la rassurer. Un homme sans sourire pouvait être un homme sans mensonge, se dit-elle. À moins qu'il ne soit simplement un homme sans humanité visible.
Elle voulut lui parler, lui poser une question, glaner une information, un indice, une fragile esquisse de contrôle dans une situation où plus rien ne lui appartenait.
Mais elle se ravisa.
Parfois, le silence était sa seule marge d'existence.
Elle avança, seule dans la pièce, refermant derrière elle la porte d'un monde ancien qui avait déjà cessé de l'inclure. Les secondes s'égrenaient maintenant, lourdes et suspendues, annonçant l'arrivée d'un homme qui déciderait de tout - sauf de ce qu'elle aurait voulu lui offrir : un refus.