Les battements assourdissants du club me prenaient aux tripes dès que j'avais franchi les portes. La lumière stroboscopique balayait les silhouettes, et, derrière moi, ma bande de fêtards riait, des verres à la main. Tout était offert : Ciroc, Patron, cocktails en cascade. L'air vibrait, saturé d'alcool, d'euphorie et de sueur. Sur scène, les danseuses s'enroulaient autour des barres de métal, tandis qu'au-dessus, une boule à facettes jetait des éclats de lune sur les tables bondées. La chanson « Shots » d'LMFAO hurlait dans les haut-parleurs, répétant son refrain comme un ordre. Autour de moi, des couples s'embrassaient à la sauvette, des étudiants jouaient au beer-pong sur des tables collantes, et j'apercevais des visages connus de l'université se balançant au rythme des basses.
Mon téléphone vibra au fond de ma poche. J'ignorai l'appel. Dix minutes plus tard, la sonnerie revint, insistante. Cette fois, j'arrachai l'appareil et répondis en criant pour couvrir le vacarme :
- Quoi encore ?
La voix qui me répondit était sèche, étranglée par l'urgence :
- Viens tout de suite. Ton père est très mal.
Je levai les yeux au ciel, la gorge nouée.
- Désolée les gars, je dois filer, lançai-je à ma bande.
- Quoi ? Mais la soirée commence à peine ! protesta l'un d'eux.
Je haussai les épaules, vidai mon verre d'un trait et me levai.
- Est-ce que j'ai le choix ?
Je traversai la piste, bousculée par les corps, les cris et la fumée, jusqu'à l'air glacé de la rue. La nuit me frappa comme une gifle. Je levai la main, arrêtai un taxi et, d'une voix blanche, donnai l'adresse de l'hôpital.
Le trajet me parut interminable. Dans ma tête, les basses résonnaient encore, mêlées à un goût amer d'inquiétude et de culpabilité. J'avais la gueule de bois avant même que l'ivresse ne retombe. Quand le taxi s'arrêta enfin, je payai à la hâte et me ruai vers les portes vitrées des urgences.
- Je viens voir mon père, articulai-je à l'accueil.
La réceptionniste leva brièvement les yeux, tapa quelques mots sur son clavier.
- Chambre 207, deuxième étage.
Le couloir me sembla glacial, interminable. Quand j'entrai dans la pièce, l'image me transperça : mon père allongé, presque translucide, inconscient, relié à un moniteur dont les bips réguliers ponctuaient le silence. D'un coup, mes nuits enfiévrées parurent futiles, comme effacées. Je tirai une chaise et m'assis, la tête penchée sur ses mains amaigries.
- Pardonne-moi, papa, murmurai-je.
Dans ma tête, le refrain de « Shots » revenait en boucle, ironique : ici, les seuls "shots" étaient ceux que l'infirmière injectait dans ses veines. Je sentis un voile se lever en moi : mes priorités basculaient. Je me fis la promesse de devenir la fille dont il pourrait être fier.
Il entrouvrit les yeux, ses lèvres tremblaient.
- Ma fille...
Je pris sa main, glacée.
- Oui, papa, je suis là.
- Il me reste peu de temps... Il faut que je te dise quelque chose.
Mon cœur bondit.
- Quoi donc ?
Sa voix était faible mais ferme :
- Pour t'assurer un avenir... et régler une dette à Alexandre, j'ai accepté un marché. Je t'ai promise à lui.
Je crus mal entendre.
- Quoi ?!
- Tu dois l'épouser, souffla-t-il.
- Non ! Il doit y avoir un autre moyen !
Je connaissais Alexandre : un homme au charme dangereux, toujours impeccable, aux yeux froids comme l'acier. Je l'avais croisé mille fois avec mon père sans imaginer qu'il pourrait devenir mon mari.
- Les papiers sont signés, continua-t-il, la voix brisée. C'est la seule façon de te protéger après mon départ.
Je sentis mes rêves s'effondrer : vingt-deux ans, un diplôme tout frais, une vie à construire... Le mariage n'était même pas sur mon horizon, encore moins avec lui. Mais je voyais dans le regard de mon père une peur nue, une supplique.
- Papa... je ne l'aime pas, balbutiai-je, les larmes brouillant ma vue.
Il ferma les yeux, une ride profonde entre les sourcils.
- Je sais. Mais Alexandre est puissant. Il veillera sur toi.
Je voulus protester :
- Je peux me débrouiller seule !
Mais face à cet homme diminué, je compris que je ne pouvais pas détruire sa dernière volonté. Ma voix se brisa :
- D'accord... Je le ferai.
Le poids de mes mots m'écrasa aussitôt. Ma vie venait de prendre un virage irréversible. Pour mon père, pour ma propre survie, j'allais épouser Alexandre. Tout ce qu'il me restait, c'était l'espoir que le destin ait d'autres cartes à jouer.
Quelques jours plus tard, je me présentai devant le portail du manoir Vanderbilt. Deux hommes en uniforme gardaient l'entrée.
- Puis-je vous aider ? demanda l'un d'eux.
Je déglutis.
- Je m'appelle Daniella. Mon père m'a envoyée. Il... il m'a dit d'épouser Alexandre Vanderbilt.
Le garde consulta le papier où figurait le nom et l'adresse.
- Très bien, suivez l'allée jusqu'au manoir.
Je le remerciai et serrai le feuillet dans ma main moite. Le manoir surgissait devant moi, imposant et sombre. Je gravis les marches et sonnai. Un majordome m'ouvrit sans un mot et me fit signe d'avancer.
- Par ici, madame, dit-il en m'introduisant dans un vaste salon.
Au bout de la pièce, un homme en fauteuil roulant pivota vers moi. Ses yeux gris acier se plantèrent dans les miens.
Je pris une inspiration tremblante.
- Je... je suis Daniella. Le dernier souhait de mon père est que je devienne ta femme.