Ce n'est que lorsqu'un hurlement déchirant fendit l'air, celui du mari de Mme Morgane Elorya, que la vérité éclata : c'était elle, cette femme autrefois lumineuse, désormais méconnaissable, étendue là, son visage à peine identifiable sous le masque macabre de sang et d'ossements.
De ma cachette, lové contre le mur glacé couvert de mousse, mes pieds engourdis par le froid mordant, je n'apercevais qu'un fragment de ce cauchemar, la brume de mon souffle se figer en cristaux dans l'air gelé. Pourtant, cette image suffira à hanter mes nuits, gravée dans mon esprit comme une blessure profonde, un souvenir indélébile. On ne retrouva jamais celui ou ce qui avait semé un tel carnage, mais le village tout entier ne parla plus que de cette horreur pendant des jours entiers, terrifié par l'ombre qui planait.
La deuxième fois, la peur s'installa plus profondément. Les habitants passaient leurs nuits blanches à tenter de déchiffrer le lien entre la première victime, Mme Elorya, et la nouvelle, M. Hélios. Malgré l'écart d'un mois entre les meurtres, les similitudes glaçaient le sang : deux cadavres déchirés, mutilés à l'extrême, comme si une bête démoniaque s'était acharnée sur eux. Des murmures se répandirent sur une créature bestiale rôdant dans les ténèbres, trop monstrueuse pour être humaine. Ce qui changea le plus, cependant, fut la réaction des villageois : malgré le manque cruel de ressources – ni argent, ni nourriture, ni vêtements pour survivre à l'hiver – ils commencèrent à ériger des murs autour de leurs demeures. Certains bâtissaient en bois, d'autres en pierre, tandis que les plus désespérés pillaient tout ce qu'ils pouvaient pour dresser une barrière protectrice. Mon propre père, désespéré, abattit notre dernier arbre pour renforcer notre maison, s'accrochant à une sécurité illusoire face à l'inconnu.
Puis vint la troisième fois, celle où les chuchotements se transformèrent en cris de terreur. Les sorcières du village furent accusées, leurs voix murmurant qu'une porte interdite avait été ouverte, libérant une malédiction noire qui frappait sans pitié la terre et ses habitants. La prophétie qu'elles déployaient annonçait la famine, les récoltes ratées, et la mort lente et certaine sous les griffes du monstre nocturne, jusqu'à ce que le sang seul recouvre les rues désertées. Après cette terrible annonce, le village se vida peu à peu. Deux familles partirent en quête d'un refuge loin de cette malédiction, mais leurs maisons furent saccagées, pillées par ceux qui n'avaient plus rien à perdre et espéraient survivre en s'appropriant ce qui restait.
Le mois suivant, ces familles revinrent. Mais ce qu'elles rapportaient n'était pas l'espoir, plutôt l'horreur absolue : leurs corps, ensanglantés et mutilés, certains décapités, furent exposés à la vue de tous. Le village éclata en sanglots, réalisant qu'il n'existerait aucun échappatoire. Je me souviens encore du regard d'une des filles, une expression figée de désespoir qui me glaça le sang, comme un reflet de la terreur qu'elle avait ressentie face à la créature.
À partir de ce moment, la folie s'empara du village. Les gens cessèrent d'écouter les sorcières, préférant cacher leur nourriture, creusant un fossé invisible entre riches et pauvres, qui devint bientôt un abîme infranchissable. Les vivres de mon père furent pillés, mais il avait eu la sagesse de dissimuler une grande partie des récoltes précédentes, un trésor qui maintint quelques familles en vie.
Quelques mois plus tard, un sinistre schéma s'imposa : la malédiction frappait implacablement une fois par mois, toujours lors des nuits de pleine lune. Jamais plus d'une victime à la fois, sauf quand quelqu'un osait s'approcher ou tenter de fuir la bête. Dans ce cas, personne ne survivait jusqu'à l'aube. Des témoins parlaient d'un monstre colossal, aux griffes et crocs aussi larges que des pommes de pin, d'autres évoquaient des ailes noires et une queue tranchante comme une lame, certains même décrivaient une entité insaisissable, une brume noire flottante, une ombre mouvante avide de sang. Quelle que soit la forme, une seule certitude demeurait : la peur qu'elle inspirait surpassait tout ce que nous pouvions imaginer.
Pourtant, c'était le regard vide de la fille que je ne pouvais oublier. Cette nuit-là, j'ai basculé dans la terreur la plus pure, mes crises de panique me tenaillant seul, dans le silence glacial. Mais lorsque le soleil se leva, une résolution nouvelle s'imposa à moi : je ne partirai pas sans combattre, même si la défaite était certaine.
Nous n'avions pas grand-chose là où je vivais, mais mon père possédait un jeu de couteaux de ses ancêtres, et mon frère un vieux jeu d'archerie qui ne lui manquerait pas grâce à l'année fastueuse que la haute société offrait à ses soldats entraînés.
Je n'oublierai jamais ce premier matin où, alors que le soleil se levait à peine, j'ai surpris mon frère en train d'affûter un de ses vieux arcs dans un coin poussiéreux de notre modeste maison. Son regard était dur, mais une étincelle d'espoir brûlait dans ses yeux fatigués. Je sentais au fond de moi une détermination nouvelle, un feu secret que je n'avais jamais connu. Le simple fait de tenir un arc m'attirait irrésistiblement, même si je savais que la société où nous vivions ne permettait pas à une fille de s'armer ni de chasser. Pourtant, cette interdiction était le plus petit des obstacles face à ce que j'allais devoir affronter.
La première fois que j'ai décoché une flèche, elle s'écrasa à plusieurs mètres de la cible, mais au lieu de me décourager, ce raté a déclenché en moi un besoin obsessionnel de contrôle. Je me suis promis de recommencer jusqu'à maîtriser chaque tir, jusqu'à ce que chaque flèche soit un cri de ma révolte. Ce qui aurait dû n'être que de brefs instants de jeu devint de longues heures d'entraînement acharné, transformant la forêt avoisinante en mon royaume interdit, et la chasse en un secret que je gardais jalousement.
Mais le plus dur n'était pas la douleur des échecs ou les dangers tapis dans l'ombre des bois, c'était de mentir à ma famille sur la provenance de la viande que je ramenais. Malgré notre condition modeste, on attendait de moi que je respecte les codes de la haute société, et une jeune fille digne ne pouvait en aucun cas manier une arme. Elle devait rester une image parfaite, réservée aux futurs prétendants, prête à devenir une épouse docile et une mère douce. Si jamais on découvrait mes escapades, les punitions seraient sévères, et mon arc m'aurait été arraché sans retour.
Alors, j'ai tissé une toile de mensonges : je racontais que la viande venait d'un boucher du sud du village, en échange de services rendus à sa femme trop faible pour s'en occuper elle-même. Mais ma mère, avec son flair implacable, avait tôt fait de deviner que la vérité était bien différente. Ce jour-là, à mon retour de chasse, j'ai trouvé la maison étrangement silencieuse. Ma mère se tenait debout dans le petit salon, accompagnée d'un homme deux fois plus âgé que moi, rendant la pièce encore plus étouffante.