Mais le destin avait tôt brisé cet équilibre fragile : à dix-sept ans, elle avait vu son père tomber au combat, et peu de temps après, sa mère, accablée par le deuil et privée de tout lien véritable avec son compagnon, s'était laissée mourir dans une lente et douloureuse dépression. Depuis, Marlowe survivait seule, se contentant de l'abri précaire de cette cabane et de la présence fidèle de sa louve, Amaris, tapie dans son esprit.
Un matin, ses pas la menèrent jusqu'au village de la meute. Une agitation inhabituelle y régnait : les rues s'animaient, les voix se mêlaient dans un brouhaha excité. On parlait du couronnement imminent du nouvel alpha des alphas. Intriguée, Marlowe, qui n'avait pas souvent l'occasion de se mêler aux autres, décida de rester et d'assister à la cérémonie, se tenant en retrait parmi la foule.
Les anciens, entourés des alphas venus des autres clans, attendaient solennellement l'apparition de celui qui avait été choisi pour porter le titre suprême. On racontait qu'il se nommait Iveron, héritier de la meute bleue. Son père avait péri six mois plus tôt, lors d'une sanglante bataille destinée à protéger les terres sauvages du sud de l'Alaska. Depuis, le jeune loup avait pris la relève, guidé à la fois par la fougue guerrière héritée de son sang et par une intelligence stratégique que ses semblables admiraient déjà. Les vieux loups, qui portaient en eux la mémoire et la sagesse des meutes, l'avaient désigné comme chef des chefs. On disait aussi qu'il avait étudié dans l'université la plus prestigieuse des États-Unis, avant de revenir aussitôt que la mort de son père l'avait rappelé à son devoir.
Iveron s'avança enfin et prit la parole. Sa voix grave se fit entendre au-dessus du murmure de la foule. Il parlait de ses responsabilités, de son rôle de guide et de protecteur, de la nécessité d'unir les meutes et de veiller sur la région. Ses mots étaient assurés, empreints de la fermeté d'un leader. Mais soudain, au milieu de son discours, il s'interrompit. Ses narines frémirent, saisies par une odeur unique, douce et enivrante, qui lui parvint comme un appel impérieux. Dans son esprit, son loup, Hercule, s'agita aussitôt et lança avec fougue :
- C'est notre compagne !
Les yeux d'Iveron balayèrent l'assemblée, cherchant la source de ce parfum qui l'avait ébranlé jusque dans ses entrailles. Et alors il la vit : Marlowe. Leurs regards se croisèrent, et l'air sembla se figer. Elle le contempla, fascinée par ce géant aux épaules larges, aux yeux d'un bleu glacé qui semblaient sonder son âme. Son loup, Amaris, vibrait d'une excitation fiévreuse, incapable de se contenir. Iveron, lui, resta quelques secondes prisonnier de ce regard qui éveillait en lui des désirs contradictoires, puis ses traits se durcirent. L'agacement remplaça la surprise, et son expression devint froide en découvrant que sa compagne désignée par la Lune n'était qu'une oméga insignifiante. Ses doigts se crispèrent ; il appela discrètement l'un de ses gardes.
Marlowe sentit l'éclat de mépris qui passa dans ses yeux. L'élan d'espoir qui l'avait traversée s'éteignit aussitôt. La gorge serrée, elle se détourna brusquement et prit la fuite, bousculant les silhouettes sur son passage. Elle traversa la foule, puis les ruelles du village, courant vers l'ombre rassurante de la forêt. Elle voulait libérer Amaris, disparaître dans les bois, retrouver son refuge. Mais elle n'en eut pas l'occasion : trois guerriers surgirent, la plaquèrent et l'empêchèrent d'aller plus loin.
- Lâchez-moi ! cria-t-elle, les larmes brouillant sa vue. Qui êtes-vous ? Pourquoi m'arrêtez-vous ?
- Calmez-vous, mademoiselle, répondit l'un des hommes avec un ton neutre. Vous serez conduite au manoir d'Iveron. Il vous parlera bientôt.
Ils la firent monter de force à l'arrière d'un chariot. Marlowe, secouée et impuissante, sentit au fond d'elle que rien ne serait plus jamais pareil.
Dans la grande demeure, Iveron ruminait sa colère. L'idée que la déesse de la Lune ait osé lui imposer une compagne pareille lui semblait une punition cruelle. Lorsque les guerriers lui présentèrent Marlowe, il la toisa avec dureté, ses pensées fulminantes : Comment ose-t-elle me fuir ? Son regard, pourtant, ne pouvait nier sa beauté fragile. Ses yeux avaient quelque chose d'hypnotique qui le troublait, mais son rang d'alpha suprême l'empêchait de céder.
- Oméga, gronda-t-il, comment as-tu osé me tourner le dos ? Je suis ton compagnon, et tu dois plier devant ton destin.
La voix de l'alpha claqua comme un coup de tonnerre. Marlowe, rougissante, sentit un frisson parcourir son corps. Cette voix, puissante et rocailleuse, éveillait en elle une crainte mêlée d'une étrange attirance.
- Tu m'entends, Oméga ? rugit-il encore. Dorénavant, tu resteras enfermée jusqu'à ce que je décide de ton sort.
Sortie de sa stupeur, Marlowe supplia, les yeux pleins d'eau :
- Alpha... je sais que je ne suis rien pour toi. Laisse-moi partir, je t'en conjure, et tu ne me reverras jamais.
Mais Iveron resta impassible, même si son cœur était troublé. Cette fragrance de fleurs sauvages le hantait, et il aurait voulu se pencher vers ses lèvres. Pourtant, il se força à demeurer rigide, prisonnier de son rôle. Il allait répondre lorsqu'une voix douce s'éleva derrière lui :
- Iveron, mon amour... tu ne vas pas me dire que cette oméga est ta compagne ? Que comptes-tu faire d'elle ?
C'était Maelyn, sa fiancée, qui s'approchait avec grâce. Il lui prit les mains, lui adressa un sourire apaisant.
- Maelyn, oui... c'est elle. C'est ma compagne.
La louve fronça les sourcils, blessée :
- Alors, tu comptes rompre nos fiançailles ?
Iveron soupira, puis effleura ses doigts avec tendresse.
- Maelyn, bientôt tu seras la Lune de cette région. J'ai donné ma parole, celle des anciens aussi. Fais-moi confiance. Allons nous reposer.
Elle détourna les yeux vers les guerriers, puis ordonna :
- Conduisez-la dans la chambre de l'aile gauche. Qu'elle n'en sorte pas. Seul Gin lui apportera de quoi manger.
- À vos ordres, Alpha, répondit l'un des hommes.
Arrachée à cette scène humiliante, Marlowe sentit son cœur se briser. Voir Iveron offrir des paroles si douces à une autre lui arracha une douleur insupportable. Défaite, elle se laissa entraîner dans les couloirs jusqu'à une chambre simple, peinte de blanc, où un lit trônait au centre. Une petite table et un placard meublaient l'espace, une porte donnait sûrement sur une salle d'eau. À la fenêtre, l'espoir d'une fuite s'évanouit : trop haut pour sauter. Elle finit par s'asseoir lourdement sur le lit, le désespoir nouant sa poitrine.
Elle ferma les yeux et appela sa louve.
- Amaris... notre compagnon nous rejette. Il nous méprise parce que nous sommes une oméga.
- S'il nous refuse, il nous chassera. Nous serons une honte, murmura Amaris avec crainte.
- Peut-être... mais à en juger par sa froideur, je crois bien que nous sommes perdues. Et s'il en est ainsi, je préfère qu'il m'oublie, soupira Marlowe.
Amaris gémit doucement dans son esprit, attristée. Le lien se relâcha quand la porte s'ouvrit. Une jeune femme entra, une robe dans une main et un plateau dans l'autre. Elle la toisa de haut en bas avec dédain.
- Je suis Gin, dit-elle sèchement. Dame Maelyn, la Lune d'Iveron, vous envoie cette tenue pour remplacer vos haillons. L'alpha vous envoie aussi de quoi manger.
Marlowe la fixa, serra les dents, puis prit sans un mot les affaires et le plateau.
- Merci, souffla-t-elle, la voix tremblante.
Gin tourna les talons sans un regard de plus. Restée seule, Marlowe mangea à petites bouchées, puis se laissa tomber sur le lit. Le sommeil l'emporta, lourd et amer, jusqu'au lendemain.