Le soleil filtrait à peine à travers les rideaux poussiéreux de la librairie. Lyra, les mains recouvertes de l'encre des derniers livres qu'elle avait rangés, se leva et s'étira, sa silhouette gracieuse se dessina contre la lumière tamisée. Le matin était son moment préféré. La tranquillité de son univers semblait toujours plus prononcée à cette heure-là, comme un parfum rassurant qui flottait dans l'air. Elle n'avait pas beaucoup de clients ce matin, juste quelques habitués qui venaient fureter dans les rayons, cherchant de vieux ouvrages poussiéreux qu'ils n'avaient pas encore lus. Lyra se sentait protégée par cette routine, par la quiétude de sa librairie. Ici, elle pouvait être une simple libraire, un être anonyme, loin des turbulences de son passé.
Pourtant, une sensation étrange l'envahissait. Une lourdeur diffuse, un malaise sans forme qui semblait émaner de l'air même. Cela faisait des jours que ça durait, comme une pression invisible qui s'accumulait sur ses épaules.
Elle prit une grande inspiration et secoua la tête. C'était absurde. Elle avait l'habitude de ces sentiments. Cela faisait partie de sa vie, maintenant. Ces pics d'anxiété, ces pressentiments qu'elle ne comprenait pas toujours, mais qui étaient là, inévitables, comme un écho lointain de son passé.
Elle s'approcha de la caisse, feuilletant un vieux livre qui traînait là. Le vent soufflait doucement à l'extérieur, un bruit familier. C'était un matin calme, mais quelque chose ne collait pas.
Le carrefour en face de la librairie, habituellement animé par les va-et-vient des passants pressés, semblait particulièrement désert aujourd'hui. Les volets des cafés étaient encore fermés, comme si même la ville attendait quelque chose.
C'est alors que la porte de la librairie s'ouvrit dans un bruit métallique. Lyra tourna brusquement la tête, un sourire habituel sur les lèvres. Mais le sourire mourut presque instantanément lorsqu'elle aperçut l'homme qui se tenait dans l'encadrement de la porte.
Iago.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Son frère. Il n'était pas censé être ici. Pas après tout ce qu'il s'était passé. Pas après les années de silence, les promesses non tenues, les secrets partagés et enfouis. Leur relation n'était pas... normale. Elle n'avait jamais été aussi simple.
Iago ne souriait pas. Son regard perça celui de Lyra, et dans ses yeux sombres, elle lut une angoisse profonde. C'était comme si, pendant un instant, il ne la voyait pas. Il la traversait, comme si elle n'était qu'une ombre parmi d'autres.
« Lyra... » La voix d'Iago tremblait, mais il tenta de la dissimuler. Un filet de sueur brillait sur son front. « Il faut que tu viennes. Amara a besoin de toi. »
Le simple nom de leur sœur, prononcé avec tant de détresse, brisa la façade de calme que Lyra avait soigneusement entretenue pendant toutes ces années. Amara... Cette silhouette fragile du passé, leur dernière connexion au monde d'avant, à ce qu'ils étaient avant que tout ne bascule. Avant que Lyra ne disparaisse dans l'ombre.
« Qu'est-ce qui se passe ? » Lyra avait à peine reconnu sa propre voix. Elle s'efforça de rester calme, mais ses mains, serrées sur le comptoir, étaient devenues moites.
Iago hésita, cherchant visiblement ses mots. Il jeta un regard furtif autour de lui, comme s'il craignait que quelqu'un ne l'écoute.
« Elle est en danger, Lyra. » Ses yeux se durcirent. « C'est à cause de ce que nous avons fait... il faut agir vite. »
Les mots d'Iago résonnèrent dans son esprit, mais ils n'avaient aucun sens. Que pouvaient-ils avoir fait, elle et Amara, qui justifierait un tel cri d'alarme ?
Lyra se redressa, son cœur battant de plus en plus fort. Les souvenirs, les bribes d'une vie qu'elle pensait avoir laissée derrière, revinrent en force. Leur meute, leur famille... Et la raison pour laquelle elle avait choisi de fuir.
« De quoi tu parles ? » demanda-t-elle, ses lèvres sèches.
Iago fixa le sol, l'air honteux. Il ne la regardait pas, il ne pouvait pas. Il savait ce qu'il allait dire, et Lyra, d'un coup, eut l'intuition que cela changerait tout.
« Je suis désolé, Lyra. Je suis désolé de t'avoir entraînée là-dedans. Mais... Amara a trouvé quelque chose. Une vieille malédiction, et maintenant... »
Le monde sembla se dérober sous les pieds de Lyra. Une malédiction ? Elle sentit la nausée monter. Elle n'en croyait pas un mot. Pas après tout ce qu'elle avait enduré. Pas après avoir fui, avoir tout quitté pour ne plus jamais se retrouver dans cette situation. Et pourtant, l'intensité de la panique qui émanait d'Iago ne laissait aucune place au doute.
« Viens. On n'a pas le temps. » Il s'éloigna déjà, mais Lyra resta figée.
Son esprit tournait à toute vitesse, mais une chose était certaine : elle ne pouvait pas laisser sa sœur dans cette situation. Elle se leva brusquement, ses pensées se bousculant. Peu importait ce qu'il y avait derrière tout ça. Peu importait ce qu'ils avaient fait. Elle ne pouvait pas reculer maintenant.
Elle attrapa son manteau, sans un mot de plus, et suivit Iago, les pieds lourds, le cœur empli de terreur. Chaque pas la rapprochait de la vérité, de ce passé qu'elle avait enterré si profondément, et qu'elle savait inévitablement lié à tout ce qui se passait actuellement.
Mais il y avait une autre vérité qui la frappait encore plus fort : elle n'avait jamais quitté la meute. Elle était toujours l'un des leurs. La malédiction n'avait pas disparu avec le temps. Elle n'avait fait que la repousser... jusqu'à aujourd'hui.
Lyra se força à garder son calme alors qu'elle suivait Iago dans les rues désertes de la ville. Chaque pas semblait l'éloigner davantage de la sécurité de sa librairie et l'amener vers un abîme qu'elle avait cru avoir laissé derrière elle pour toujours. Le vent, autrefois agréable, soufflait maintenant avec une froideur inquiétante, comme une manifestation de ce qui se cachait au fond de son âme.
La ville, elle, ne semblait pas la reconnaître. Les immeubles se succédaient, indifférents à ce qui se passait dans leurs rues. Mais pour Lyra, tout avait changé. Chaque détail qui la précédait lui apparaissait désormais comme un avertissement, un signe que quelque chose de bien plus grand se préparait, quelque chose qu'elle ne comprenait pas encore totalement.
Iago marchait d'un pas pressé, mais il n'osait pas regarder en arrière. Lyra savait qu'il avait peur. Peur de ce qu'ils avaient réveillé. Peur de ce qu'il avait laissé échapper. Et pourtant, malgré la peur qui émanait de lui, elle ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de colère envers lui. Pourquoi ne lui avait-il pas dit plus tôt ? Pourquoi l'avait-il laissée dans l'ignorance, dans cette fausse tranquillité ?
Elle finit par briser le silence, la voix basse mais mordante :
« Pourquoi n'as-tu pas dit à Amara de me contacter avant ? Pourquoi tu viens maintenant, après tout ce temps ? »
Iago ralentit légèrement, mais ne répondit pas immédiatement. Un silence lourd s'étira entre eux avant qu'il ne lâche enfin :
« Parce que je ne savais pas comment te le dire. Parce que, tout comme toi, j'ai essayé d'oublier. Mais on ne peut pas fuir ça éternellement, Lyra. »
Elle sentit son cœur s'alourdir. Les mots d'Iago se frayèrent un chemin douloureux, déchirant les murs qu'elle avait érigés autour d'elle pour se protéger. Fuir, oui. C'était exactement ce qu'elle avait fait. Mais cette fois, il n'y avait pas de fuite possible. Elle se trouvait face à son passé, à ses erreurs, et à une malédiction qu'elle avait ignorée. Peut-être avait-elle cru que le temps suffirait à la guérir, à l'effacer. Mais il ne faisait que la rattraper. Et la vérité, aussi douloureuse soit-elle, ne pouvait plus être ignorée.
Ils finirent par arriver à une rue isolée, où un grand immeuble abandonné se dressait devant eux. Les fenêtres brisées, les portes fracassées, l'endroit semblait avoir été oublié par le monde. Lyra frissonna en le regardant. Ce n'était pas un lieu qu'elle aurait choisi pour résoudre quoi que ce soit. Il y avait quelque chose de sinistre dans l'air, une aura de malheur qui imprégnait chaque recoin.
Iago s'arrêta devant la porte d'entrée, puis se tourna vers Lyra.
« C'est ici. Amara est à l'intérieur. Elle... elle a commencé à comprendre. »
Lyra se sentit figée sur place. Elle ne savait pas ce qui l'effrayait le plus : le lieu, ou l'idée que sa sœur ait plongé trop profondément dans quelque chose qu'elle n'aurait jamais dû toucher. Amara avait toujours été plus impulsive qu'elle, mais cette fois-ci, elle avait franchi une ligne invisible.
« Qu'est-ce que tu veux dire par comprendre ? » demanda-t-elle, une pointe d'inquiétude perçant dans sa voix.
Iago évita son regard et se contenta de hocher la tête en direction de la porte.
« Viens. On n'a pas de temps. »
Lyra n'eut d'autre choix que de le suivre à l'intérieur, dans l'obscurité de ce lieu abandonné. L'air était lourd, presque vicié, et l'écho de leurs pas résonnait sinistrement dans les couloirs déserts. Lyra se sentait oppressée, chaque respiration était un défi contre l'étouffement de la peur.
Alors qu'ils avançaient, Iago s'arrêta brusquement et fit signe à Lyra de se taire. Elle tendit l'oreille, essayant de comprendre ce qui se passait. Puis, dans un murmure, Iago expliqua :
« Elle a trouvé des indices... des traces d'une ancienne malédiction. Celle qui nous lie. »
Lyra blêmit. Elle savait de quoi il parlait. Ils avaient grandi avec ces histoires, ces légendes qu'on leur racontait. Des récits terrifiants sur une malédiction ancestrale, un lien avec la meute, une malédiction qui ne se brisait jamais. Mais elle avait toujours cru que c'étaient des mythes, des fables pour effrayer les jeunes loups. Jamais elle n'aurait imaginé qu'il y avait du vrai derrière ces contes.
Elle jeta un coup d'œil furtif à Iago, mais son frère semblait avoir l'air plus accablé que jamais. Il avait dû voir quelque chose de terrible pour être aussi abattu.
« Iago, que se passe-t-il vraiment ? » demanda-t-elle d'une voix tremblante.
Avant qu'il ne puisse répondre, un cri perça le silence.
Le cri venait de l'intérieur de l'immeuble.