Je ne trouve pas la sortie grâce à mes yeux mi-clos, mais plutôt aux couleurs vives qui encadrent la porte. La femme tente de me retenir, surprise par ma capacité à ignorer ce qui vient de se passer. Je pousse la porte sans me retourner.
Les nuits d'hiver sont si fraîches. Je remercie les verres que j'ai descendus un peu plus tôt pour m'aider à parcourir les quelques kilomètres qui me séparent de chez moi. Je pense à l'état dans lequel je vais retrouver mon appartement, à qui je pourrais trouver dans mon lit en rentrant. Je rigole nerveusement en songeant à la tournure qu'a prise cette soirée. À la tournure qu'elles prennent toutes depuis sept mois. Depuis qu'elle m'a tout pris.
Arrivé dans mon quartier, l'éclairage est insuffisant pour me guider, mais la musique qui résonne au loin m'aide. Je presse le pas sur les derniers mètres et me retrouve devant mon immeuble, haut de cinq étages et si étroit. Malgré mon odorat un peu embrouillé à cette heure-ci, je sens un mélange de renfermé et d'urine dans la cage d'escalier. Je monte les marches une à une, m'appuyant sur la rambarde. Le troisième étage est le bon. La porte est entrouverte.
- Mais où étais-tu, Max ?
Lisa parle la première, comme toujours.
- Fous-moi la paix, veux-tu ?
- Mec, ton visage... Tu avais dit que tu avais tourné la page.
Chris s'inquiète toujours trop. Si ce n'était pas mon meilleur ami depuis l'enfance, je l'écouterais à peine.
- Oh, ta femme et toi, vous m'exaspérez. Vous n'aviez qu'à rentrer si vous me trouviez trop long à revenir de ma pause clope. Les autres l'ont fait. Vous êtes les seuls idiots à rester là, à m'attendre comme des chiens. Eh bien, votre maître est rentré. Vous pouvez partir.
- Tout le monde est parti parce qu'on les a mis dehors en comprenant que tu avais encore disparu pour ta petite fugue du samedi soir. Tu as raison, je ne sais même plus pourquoi on reste là tous les week-ends, ni pourquoi on vient. Par pitié, peut-être, par amour sûrement.
Chris est trop sentimental. Ses joues légèrement rosées et sa peau imberbe lui donnent un air juvénile. Il n'a pas beaucoup grandi depuis le collège. La bière, en revanche, a transformé sa silhouette.
- Oh, je t'en prie, tu vas encore me sortir le couplet "Mais on t'aime Max, tu n'as pas besoin d'alcool pour noyer ton chagrin, on est là pour t'écouter !" C'est bon, stop, vous n'avez toujours pas compris que vous m'enfonciez en me regardant comme un raté ? Ça va durer encore combien de temps ?
Un long silence s'installe dans l'une des rares pièces de mon appartement avant qu'une personne sensée n'intervienne. Ou du moins la plus sobre.
- Calme-toi. Viens avec moi pour désinfecter ces blessures.
Lisa sait comment apaiser la situation quand elle sent qu'elle va dégénérer. Elle s'inquiète toujours pour les autres, même pour ceux qui ne méritent pas son attention. Ses longs cheveux bruns attachés en chignon et ses yeux marron presque noirs lui donnent un air strict et mystérieux, mais son sourire et sa joie de vivre sont si communicatifs qu'elle pourrait rendre heureux n'importe qui.
N'importe qui sauf moi.
Je la suis en silence le long du minuscule couloir jusqu'à la salle de bain. Je la regarde fouiller dans mon placard et prendre de quoi soigner mes blessures. Je m'assois sur le rebord de la baignoire. Le désinfectant brûle ma peau, endormie par l'alcool, et je pousse des petits gémissements qui lui arrachent un léger sourire.
- Encore tombé sur plus fort que toi ?
- J'ai préféré encaisser plutôt que de riposter. Tu le sais bien.
- Max...
- Ne dis rien, s'il te plaît. Ne parle pas d'elle ce soir. Je suis épuisé, je veux juste qu'on me foute la paix.
- Je n'allais rien dire. Tout ce qu'on veut, Chris et moi, c'est que tu avances, que tu arrêtes de te faire du mal. Tu n'as pas besoin de continuer à souffrir, tu ne crois pas ?
Mon silence met fin à cette conversation que je n'ai plus la force de poursuivre. Elle applique une crème sur mon arcade sourcilière et vérifie que mon nez n'est pas cassé. Il n'est pas en grande forme, mais il s'en remettra.
Encore une fois.
Elle se met à rire en me regardant, et je ne sais pas si c'est nerveux ou si j'ai vraiment l'air ridicule.
- Quoi ?
- Regarde-toi dans le miroir, tu comprendras.
Je tourne la tête vers ma gauche et souris en voyant les petits tas de crème blanche sur mon visage. D'un bond, je me lève et attrape Lisa en la portant sur mon épaule. Elle me supplie de la reposer, mais je n'écoute pas et la dépose dans la baignoire. Tout en la retenant, j'ouvre l'eau de la douche en sa direction. Elle crie, mais je ris encore plus fort. Je finis par arrêter ma bêtise après quelques secondes interminables pour elle.
- Tu vas me le payer, je te jure. Je te déteste.
Elle sort de la baignoire, trempée, et je lui tends une serviette en guise d'excuse.
- Combien de fois tu m'as fait ce coup-là ces dernières années, Max ?
Elle rit et je suis soulagé de savoir que, malgré tout, même si je perds pied, notre amitié est intacte.
Chris et Lisa sont ensemble depuis le lycée, et je suppose que j'y suis pour quelque chose, même si je n'ai rien fait de particulier. Lisa avait des sentiments pour moi depuis un bon moment, mais je la voyais comme une bonne amie, celle à qui je pouvais tout confier, même mes blagues les plus idiotes, un peu typiques des adolescents. On était dans la même classe pendant trois ans, tandis que Chris était dans une autre. On faisait toutes nos bêtises ensemble, tous les trois. Nous étions inséparables, ce qui agaçait pas mal de monde. Une fois, lors d'une soirée un peu trop arrosée, j'ai embrassé une autre fille devant Lisa. Je pense que c'était la goutte de trop. Elle s'est alors réfugiée dans les bras de Chris, et depuis ce jour, ils ne se sont plus jamais quittés.
Je trouve leur relation géniale et parfois, je regrette d'avoir été si bête à l'époque. Si j'avais été plus malin, peut-être que je serais aussi heureux que Chris l'est aujourd'hui grâce à elle. Au début, c'était difficile à accepter, peut-être par fierté ou par peur que notre trio ne change. Mais je me trompais. Ils sont les seuls amis que j'ai gardés du lycée avant de partir à l'université, et je leur en suis très reconnaissant.
- Lisa, ça va ?
Chris débarque dans la salle de bain, prêt à me coller une raclée si nécessaire. Mais en voyant l'état de Lisa, il éclate de rire, et on se joint à lui dans un fou rire interminable. Finalement, Chris se reprend et dit :
- Max, on va rentrer... Il commence à se faire tard, et on a un déjeuner en famille demain. Tu vas t'en sortir ?
- Oh, tu me connais, quelques jours de repos et ma gueule de bois sera passée.
- Quelques jours... Mais tu ne peux pas continuer à ne rien faire... Ta mère t'aide beaucoup financièrement, mais...
- Oui, je sais.
Je coupe court à la conversation, car je sens que ça pourrait dégénérer, et je suis trop fatigué pour discuter, même si je sais qu'il a raison. Je les embrasse, leur ouvre la porte, et les regarde descendre l'escalier. J'ai conscience de la chance que j'ai de les avoir, malgré toutes les conneries que j'ai pu dire.